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« Scotty. J’ai essayé de te joindre, mais il n’y avait personne chez toi.

— Normal, je suis en ville. On peut se voir demain pour en discuter ?

— Tu es en ville ? Ce n’était pas la peine de faire tout ce chemin.

— Je crois que si. Janice ? Tu peux me consacrer une heure ? Je peux passer à la maison ou bien…

— Non. Je vais venir te voir. Où loges-tu ?

— J’aimerais mieux qu’on ne se voie pas ici. Que dirais-tu de ce petit grill sur Dunkane, tu vois duquel je parle ?

— Je ne pense pas qu’il ait fermé.

— Rendez-vous là-bas à midi ?

— Disons une heure.

— Essaye de dormir, ai-je dit.

— Toi aussi. » Elle a hésité. « Ça fait quatre jours, maintenant, Scotty. Quatre nuits. Je pense à elle tout le temps.

— On en reparle demain », ai-je dit.

11

Voir une personne sur l’écran d’un téléphone n’est pas la même chose que la voir en chair et en os. J’avais beau avoir eu une demi-douzaine de fois Janice au téléphone ces derniers mois, j’ai failli ne pas la reconnaître quand elle a poussé la porte du grill.

Je pense que c’est le mélange de prospérité et de peur qui l’avait changée.

Whit s’en était bien sorti malgré la récession économique. Janice portait un joli tailleur en tweed, visiblement coûteux, mais au col tordu et aux poches non boutonnées, comme si elle l’avait arraché du cintre sans regarder dans sa penderie. La peau sous ses yeux rougis était bouffie et grisâtre.

Nous nous sommes étreints d’une manière cordiale mais neutre avant qu’elle s’assoie en face de moi.

« Rien de neuf », a-t-elle annoncé. Elle tripotait son sac à main, dans lequel elle devait garder son téléphone. « La police a promis d’appeler dès qu’elle aurait du nouveau. »

Elle a commandé une salade qu’elle n’a pas touchée et un margarita qu’elle a bu avec trop d’empressement. Nous aurions préféré parler d’autre chose, mais nous n’étions pas venus pour cela. « Je vais te demander de répéter encore une fois toute l’histoire, ai-je dit. Tu pourras le supporter ?

— Je pense, oui. Mais il faut que tu me dises ce que tu comptes faire, Scott.

— Ce que je compte faire ?

— Pour… pour tout ça. Parce que c’est entre les mains de la police, maintenant, et cela pourrait poser des problèmes que tu t’en mêles de trop près.

— Je suis son père. J’ai le droit de savoir, il me semble.

— De savoir, oui, certainement. Mais pas de t’en mêler.

— Je ne prévois pas de m’en mêler. »

Elle m’a adressé un faible sourire. « Pourquoi est-ce que je ne te trouve pas du tout convaincant ? »

J’ai commencé à lui poser une question, mais elle m’a interrompu. « Non, attends un peu. Je veux que tu aies ça. »

Elle a sorti de son sac une enveloppe de papier bulle qu’elle m’a tendue. Je l’ai ouverte et en ai retiré une photo récente de Kaitlin. Janice l’avait imprimée sur papier brillant, l’image était nette et précise.

Kait était grande pour ses seize ans, et indéniablement jolie. À en juger par l’assurance de son maintien, le destin lui avait épargné, outre le fléau de l’acné juvénile, celui de la gaucherie adolescente. Elle avait le visage sombre, mais semblait en bonne santé.

Sur le moment, je n’ai rien remarqué de particulier. Puis je me suis dit : ses cheveux. Kait avait noué sa longue chevelure blond sale en une natte qui dégageait ses oreilles.

Ses deux oreilles.

« C’est ce que tu lui as donné, Scott. Je voulais te remercier pour ça. »

La prothèse d’oreille interne ne se voyait pas, évidemment, mais la réparation esthétique avait été impeccable. Comme il se doit. L’oreille n’était pas fausse, c’était bien la sienne, génétiquement parlant, puisqu’on l’avait cultivée à partir de cellules souches de Kaitlin. Pas la moindre cicatrice sinon une vague ligne de suture. Mais après l’opération, les complexes de Kait avaient mis des années à disparaître.

« Quand on lui a enlevé les bandages, c’était complètement rose, tu sais, mais parfait. Exactement comme une nouvelle rose. »

J’avais été présent pour l’opération mais pas pour le dévoilement : il avait eu lieu pendant la crise provoquée par l’arrivée de Damas, à laquelle j’avais assisté avec Sue.

« Je lui ai dit qu’elle était superbe, a continué Janice, là-bas, à l’hôpital, devant le docteur et les infirmières. Elle a penché la tête, comme si elle ne savait pas trop d’où venait ma voix. On met du temps à s’y habituer, tu sais. Tu veux savoir ce qu’elle m’a dit ?

— Oui, quoi ? »

Une larme a dévalé la joue de Janice. « Elle m’a demandé : pourquoi tu cries ? »

— Les ennuis ont commencé, m’a expliqué Janice, lorsque Kaitlin n’est pas rentrée d’une réunion d’un groupe de jeunes.

« Quel genre de groupe de jeunes ?

— Un simple… eh bien…, a hésité Janice.

— Pas de cachotteries, sinon ça ne sert à rien.

— C’est la division jeunesse de cette organisation à laquelle appartient Whit. Il faut que tu comprennes, Scott. Ce n’est pas un truc pro-Kuin. Simplement des gens souhaitant discuter des alternatives à un conflit armé.

— Nom de Dieu…, me suis-je exclamé. Janice… Whit est copperhead ? »

Ces derniers temps, les journaux avaient ressuscité cette expression datant de la guerre de Sécession[5] en tant qu’insulte générique envers les divers mouvements kuinistes. Janice a baissé les yeux : « Nous n’utilisons pas ce terme », ce qui, ai-je pensé, signifiait qu’il déplaisait à Whit. « Je ne fais pas de politique. Tu le sais. Même Whit ne s’est impliqué dans le mouvement que parce qu’une partie de sa hiérarchie l’avait rejoint. Whit dit que se préparer à une guerre que nous n’aurons sans doute même pas à livrer n’est pas une bonne politique économique. »

C’était un argument classique des Copperheads ; mais l’entendre de la bouche de Janice m’a troublé. Il n’était d’ailleurs pas totalement idiot. Mais il contenait aussi, sous-jacent, le mépris dans lequel les kuinistes tenaient le processus démocratique, en pensant que Kuin pourrait ramener l’ordre sur une planète divisée par trop de lignes de fracture économiques, religieuses et écologiques.

J’avais suivi la montée du mouvement copperhead sur le Web – je n’avais pas eu le choix : Sue considérait cette montée comme significative et Morris y voyait une menace potentielle. Ce que j’avais vu ne m’avait pas plu.

« Et il a embringué Kaitlin là-dedans ?

— C’est Kaitlin qui voulait y aller. Au début, il l’emmenait aux réunions des adultes, mais ensuite elle s’est intéressée à la branche jeunesse.

— Alors tu l’as laissée y aller, comme ça ? »

Elle m’a regardé d’un air implorant. « Franchement, Scotty, je n’y ai rien vu de mal. Pour l’amour du Ciel, ce ne sont pas des stages de fabrication de bombes artisanales ! Rien qu’un truc social. Ils jouent au base-ball, montent des pièces de théâtre, tu vois ce que je veux dire ? Ce sont des ados, Scotty. Elle se faisait un tas de nouveaux amis – les premiers vrais amis de sa vie. Qu’est-ce que j’étais censée faire, la cloîtrer à la maison ?

— Je ne suis pas ici pour juger.

— Tant mieux.

— Raconte-moi juste ce qu’il s’est passé. »

Elle a soupiré. « Eh bien, il faut croire qu’il y avait quelques radicaux parmi eux. Difficile d’y échapper, tu sais. Les jeunes y sont particulièrement vulnérables. Les actualités, le Net, en sont pleins. Elle en parlait parfois, elle parlait de…» Elle a baissé la voix. «… de Kuin, elle disait qu’il ne fallait pas condamner ce qu’on ne comprenait pas, des choses de ce genre. Elle prenait ça plus au sérieux que je ne me l’imaginais.

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5

Le mot copperhead, qui signifie littéralement « tête de cuivre » et désigne un serpent américain très venimeux, le mocassin à tête cuivrée, avait alors servi pour qualifier tout Nordiste partisan du Sud. (N.d.T.)