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Tout cela, a plus de quinze mille kilomètres de distance.

Au bout d’un mois de frustrations, j’ai informé Hitch qu’il fallait que je rentre aux États-Unis, mais que j’étais à sec.

Nous nous sommes assis sur un tronc d’arbre échoué sur le golfe. Des véliplanchistes se déployaient sur la longue étendue bleue sans se laisser le moins du monde décourager par le nombre de bactéries. Bizarre à quel point l’océan, même empoisonné, peut sembler attrayant.

La plage était bondée. Chumphon était devenue la Mecque des photojournalistes et des oisifs curieux. Le jour, ils se battaient pour photographier au téléobjectif « l’objet de Chumphon », comme ils disaient. Le soir, ils renchérissaient sur le prix des boissons alcoolisées et des hébergements. Tous se baladaient avec plus d’argent que je n’en avais vu en un an.

Je me souciais peu des journalistes et je détestais déjà le monument. Je ne pouvais reprocher à Janice ce qu’il s’était passé, et on comprendra ma réticence à m’en vouloir à moi-même, mais rien ne m’empêchait d’en rejeter toute la responsabilité sur cet objet mystérieux venu fasciner les trois quarts du globe.

L’ironie veut que j’aie détesté le monument presque avant tout le monde. Très peu de temps après, la silhouette de cette pierre fraîche et bleue allait devenir un symbole reconnu et détesté (ou, par esprit de contradiction, adoré) par la très grande majorité de la race humaine. Mais à ce moment-là, il n’y avait que moi.

J’imagine qu’on peut en tirer comme morale que l’histoire ne braque pas toujours ses projecteurs sur les gentils.

Et bien sûr, que les coïncidences n’existent pas.

« On a tous les deux besoin d’un service, a résumé Hitch avec son sourire dangereux. On devrait pouvoir se dépanner mutuellement, toi et moi. Je peux peut-être te faire rentrer, Scotty. Si tu me renvoies l’ascenseur.

— Voilà bien le genre de proposition qui me rend très prudent.

— Prudence est mère de sûreté. »

Ce soir-là, les journaux anglophones ont publié le texte découvert à la base du monument – un secret de Polichinelle ici à Chumphon.

L’inscription gravée dans la substance du pilier, profonde de deux ou trois centimètres et rédigée dans une sorte de pidgin de mandarin et d’anglais basique, n’était que la commémoration d’une bataille. En d’autres termes, la colonne était un monument de victoire.

Elle célébrait la reddition de la Thaïlande méridionale et de la Malaisie aux forces fédérées de quelqu’un (ou de quelque chose) appelé « Kuin ». La date de la bataille figurait au-dessous.

21 décembre 2041.

Soit vingt ans plus tard.

2

J’ai regagné les États-Unis à bord d’un avion appartenant à un tout nouveau transporteur aérien, avec accostages légaux à Pékin, Düsseldorf, Gander et Boston – le plus long chemin pour contourner la planète, entrecoupé d’engourdissantes escales de repos. J’ai débarqué à l’aéroport Logan muni d’un jeu d’imitations de bagages de marque dans la plus pure tradition de Bangkok, d’une provision de cinq mille dollars et d’une dette gênante, le tout grâce à Hitch Paley. J’étais rentré, pour le meilleur ou pour le pire.

Avant même que je quitte le terminal, j’ai été stupéfait que Boston me semble si riche, après une saison passée sur les plages, comme si tous ces cafés et kiosques à journaux rutilants tels des champignons de Disney aux couleurs vives avaient surgi de terre après une forte averse. Rien ne remontait à plus de cinq ans, ni l’annexe du terminal, ni les remblais gagnés sur l’Atlantique sur lesquels elle reposait, une installation plus jeune que la plupart de ceux qui s’en servaient. Je me suis soumis à un contrôle superficiel des douanes avant de rejoindre la station de taxis, de l’autre côté de la vaste zone des arrivées.

Le mystère du Chronolithe de Chumphon – comme l’avait baptisé pas plus tard que le mois précédent un journaliste de vulgarisation scientifique – n’intéressait déjà plus beaucoup le grand public. Si la presse en parlait encore, c’était surtout celle vendue aux caisses des supermarchés (le totem du Diable ou la trompette finale de la Bible) et les innombrables webjournaux dont une des chroniques se consacrait à la théorie du complot. Si incompréhensible que cela puisse paraître de nos jours au lecteur, le monde était passé à des problèmes plus immédiats – Brazzaville 3, les mariages dans la famille Windsor, la tentative d’assassinat de la diva Lux Ebone perpétrée le week-end précédent au Festival de Rome. Nous semblions tous attendre l’événement qui définirait le nouveau siècle, la chose, la personne, l’idée qui nous frapperait à jamais par son caractère novateur, par son côté « Chose du XXIe siècle ». Et bien entendu, nous ne l’avons pas reconnue lorsqu’elle s’est frayé pour la première fois un chemin dans l’actualité. Le Chronolithe était un événement isolé, insolite certes, mais en fin de compte déconcertant, et par conséquent ennuyeux. Nous l’avons mis de côté sans aller jusqu’au bout, comme avec les mots croisés du New York Times.

En réalité, cet événement en Thaïlande inquiétait pas mal de personnes, mais uniquement de celles qu’on trouve à certains échelons des services de renseignement et de sécurité nationaux et internationaux. Après tout, le Chronolithe se présentait lui-même comme une incursion militaire hostile de grande envergure et d’une furtivité irréprochable, même s’il n’y avait pas eu d’autres victimes que quelques milliers de pins de montagne noueux. La province de Chumphon était alors sous haute surveillance.

Mais cela ne me concernait pas, et je croyais pouvoir m’en tenir à l’écart en m’enfuyant simplement à quelques milliers de kilomètres.

On pensait de cette façon-là, a l’époque.

L’automne était d’un froid inhabituel. Un rideau de nuages turbulents masquait le ciel et un vent violent malmenait les derniers bateaux de pêche de l’année. Devant la gare AmMag, un alignement de drapeaux fouettait l’air.

J’ai payé le chauffeur de taxi, traversé le bâtiment et acheté une place à bord du Northern Tier Express qui passerait par Détroit et Chicago pour rejoindre Seattle, de l’autre côté de la Grande Prairie. J’allais quant à moi en descendre avant, à Minneapolis. Embarquement à 19 heures, m’a informé le distributeur automatique. Je me suis procuré un journal que j’ai lu sur un moniteur à pièces jusqu’à ce que l’horloge murale indique 16h30.

Je me suis alors levé pour inspecter du regard le hall, à la recherche d’une activité suspecte (je n’en ai repéré aucune), puis je suis sorti sur Washington Street.

À cinq pâtés de maisons au sud de la gare magrail, une minuscule boutique à l’ancienne, à l’enseigne d’Easy’s Packages and Parcels, proposait un service de boîte aux lettres.

C’était un magasin peu prospère dont un store en mylar défraîchi occultait la vitrine. J’ai vu un homme avec un déambulateur métallique y pénétrer à petits pas et en ressortir dix minutes plus tard muni d’une enveloppe de papier brun. Sans doute le client typique d’un établissement du genre d’Easy’s, me suis-je dit : un retraité qui, contre vents et marées, restait loyal aux vestiges du service postal fédéral américain.

À moins que ce monsieur à déambulateur n’ait été un criminel sous un déguisement de latex. Ou un flic.

Avais-je la conscience tranquille ? Pas du tout… du moins, je me posais des questions. Hitch avait financé mon retour, en échange d’un service qui n’avait pas semblé bien méchant quand, complètement fauché, je prenais avec lui le soleil sur la plage. J’avais fait sa connaissance presque un an avant l’arrivée du Chronolithe de Chumphon : c’était l’un des rares habitués de Haat Thai dont la conversation ne se limitait pas à ses conquêtes sexuelles ou aux drogues de luxe. Bien que spécialiste des transactions clandestines et des revenus occultes, il était foncièrement honnête et (comme je l’avais souvent répété à Janice) « pas mauvais ». Quoi que cela signifie. Je lui faisais confiance, du moins dans les limites de sa personnalité.