— Et qu’est-ce que je ferais d’un costume, Dupe ? »
Il a haussé les épaules. « Je posais juste la question. Espérons qu’on aura des clients, aujourd’hui, malgré la parade. »
J’ai froncé des sourcils. « Encore une parade ? » Je me suis reproché de n’avoir pas écouté plus attentivement les infos.
« Une nouvelle parade A P. Avec plein de drapeaux et de connards, mais sans confettis. Ni clowns… du moins au sens propre. »
Adapt Prosper était une faction kuiniste dure, en dépit de sa rhétorique parfois conciliatrice, et chaque fois que ses membres défilaient dans les Twin Cities derrière leur bannière rouge et bleue, nous avions le droit à une contre-manifestation et à quelques matraquages photogéniques. Les jours de parade, les non-combattants tendaient à éviter les rues. J’imagine que les copperheads avaient toujours le droit d’exprimer leurs opinions, personne n’ayant abrogé la Constitution. Mais je trouvais dommage qu’ils aient choisi justement ce jour-là, que le ciel bleu et la brise fraîche rendaient parfait pour le shopping.
Dupe m’a confié son stand à surveiller le temps de courir se procurer un petit déjeuner à un chariot. À son retour, j’avais déjà vendu l’une de mes cartes à un autre vendeur, et au déjeuner, malgré l’affluence modeste, deux autres étaient parties, et toutes au prix fort. J’avais fait un joli bénéfice dans ma journée, aussi ai-je remballé lorsque les rues se sont vidées, vers une heure. « Alors, on a peur d’un bon petit combat de rues ? a persiflé Dupe de derrière ses piles de tissus de coton et de denim.
— Plutôt de la circulation. » Il y aurait sûrement des barrages de police dans tout le centre. Déjà, alors que la foule se clairsemait, j’avais vu se rassembler sur les trottoirs des jeunes hommes sinistres qui portaient des brassards A P ou arboraient des tatouages K+.
Mais la circulation et les risques de violence m’inquiétaient moins que l’homme maigre et barbu qui était passé à deux reprises devant mon stand et traînait encore dans les parages, détournant les yeux avec une indifférence de toute évidence feinte chaque fois que je regardais dans sa direction. J’avais eu mon lot de clients frileux ou indécis, mais ce monsieur-là n’avait jeté à ma marchandise qu’un bref coup d’œil superficiel et semblait plus intéressé par sa montre, qu’il consultait à tout bout de champ. Un tic inoffensif, sans doute, mais cela me rendait nerveux.
J’avais appris à me fier à ce genre d’instinct.
J’ai réussi à sortir du centre avant que les choses sérieuses commencent. Les échauffourées entre pro et anti-K étaient quasiment devenues monnaie courante ces derniers temps, et la police avait appris à les gérer. Mais les résidus des gaz pacificateurs (dont l’odeur évoquait à la fois la litière de chat humide et l’ail fermenté) flotteraient des jours durant, et la municipalité devrait dépenser une petite fortune pour débarrasser les rues des masses oxydantes de mousse-barrière.
Il y avait eu beaucoup de changements depuis l’arrivée du Chronolithe de Portillo, sept ans plus tôt.
Comptez-les, ces années : sept, les années de nervosité préguerre, les années pessimistes. Des années durant lesquelles rien n’avait semblé se dérouler correctement dans le pays, même en passant sur la crise économique, les mouvements de jeunes kuinistes et les mauvaises nouvelles venues de l’étranger. Le désastre du Mississippi-Atchafalaya s’éternisait. En aval de Bâton Rouge, le Mississippi s’était frayé un nouveau chemin vers la mer. L’industrie et le transport fluvial avaient été dévastés, des villes entières noyées ou privées d’eau potable. Rien de sinistre à cela, rien que la nature remportant un round contre le service du génie civil. La sédimentation modifiait les pentes des rivières et la gravité se chargeait du reste. Mais cela semblait bizarrement symbolique, à ce moment-là. On ne pouvait s’empêcher de remarquer le contraste entre Kuin, qui avait maîtrisé jusqu’au temps, et nous, que l’eau paralysait.
Si, sept ans plus tôt, je ne me serais jamais imaginé dans la peau d’un vulgaire ferrailleur, je m’estimais désormais privilégié d’avoir ce travail. Je gagnais en général de quoi payer le vivre et le couvert. Beaucoup n’avaient pas cette chance. Beaucoup avaient dû pointer au chômage et fréquenter les soupes populaires, terrain de recrutement favori des armées de militants P-K et A-K.
J’ai essayé de téléphoner à Janice de la voiture. Après quelques faux départs, la connexion s’est établie, à un débit en baud si ridiculement diminué que Janice semblait crier dans un rouleau de papier toilette. Je lui ai annoncé vouloir inviter Kait et David à dîner.
« C’est la dernière soirée de David, a-t-elle répondu.
— Je sais. C’est pour ça que je veux les voir. Je sais que je ne préviens pas longtemps à l’avance, mais je n’étais pas sûr que je finirais assez tôt en ville. » Ou plutôt que j’aurais assez de fric pour financer ne serait-ce qu’un repas à la maison pour quatre, mais ça, je ne l’ai pas dit à Janice. Les cartes Marquis avaient subventionné ce petit luxe.
« Très bien, mais ne les ramène pas trop tard. Demain, David se lève tôt. »
David avait reçu son avis d’incorporation en juin et devait partir faire ses classes dans un camp uniforce de l’Arkansas. Kait et lui n’étaient mariés que depuis six mois, mais le conseil de révision s’en fichait. L’intervention militaire en Chine consommait des cargaisons de fantassins.
« Préviens Kait que j’arriverai vers cinq heures », ai-je eu le temps d’ajouter avant que la liaison téléphonique ne grésille et s’interrompe. J’ai ensuite appelé Ashlee pour l’informer que nous aurions des invités et me suis porté volontaire pour les courses.
« J’aimerais tant qu’on ait de quoi acheter de la viande, a-t-elle soupiré.
— On a.
— Tu plaisantes. Comment ? Les cartes de substrats ?
— Ouaip. »
Elle a gardé le silence un instant. « Ce ne sont pas les usages qui manqueraient pour cet argent, Scott. »
En effet, mais j’ai choisi de l’échanger sur le comptoir d’un boucher contre quatre petits biftecks dans l’aloyau. J’ai aussi pris du riz basmati, des pointes d’asperges fraîches et du vrai beurre chez l’épicier. À quoi sert de vivre si on ne peut pas, au moins une fois de temps en temps, vivre.
Kait et David s’étaient installés dans un espace de rangement réaménagé au-dessus du garage de Janice et de Whit. Cela semble très peu séduisant sur le papier, mais ils avaient réussi à transformer ce grenier froid sous les combles en un nid relativement chaud et confortable, meublé du vieux canapé de Whit et d’un grand lit en fer forgé légué par les parents de David.
Le grenier leur permettait aussi de prendre un peu de distance avec Whit, dont ils n’étaient pas en mesure de refuser la charité. En auguste copperhead, Whit désapprouvait les combats de rue, mais il prenait ses opinions politiques au sérieux, et il ne manquait jamais de prononcer un petit sermon conciliant pour la majorité au moindre temps mort dans la conversation.
Je suis allé chercher Kait et David en voiture pour les conduire au petit appartement dans lequel Ashlee et moi vivions. Kait n’a rien dit de tout le trajet, gardant une expression courageuse malgré le souci qu’elle se faisait visiblement pour son mari. David a compensé en commentant l’actualité (l’évincement du Parti fédéral, les combats à San Salvador), mais tant sa voix que ses gestes trahissaient une égale nervosité. Il y avait de quoi. Personne n’a mentionné la Chine, même en passant.
David Courtney ne m’avait pas fait forte impression quand Kait me l’avait présenté l’année précédente, mais j’en étais venu à beaucoup l’apprécier. Il avait tout juste vingt ans et affichait la fadeur émotionnelle – ce que les psychologues nommaient « manque d’affect » – caractéristique de sa génération élevée à l’ombre de Kuin. Mais derrière cette façade, David s’était révélé un jeune homme chaleureux et réfléchi, dont on ne pouvait nier l’attachement à Kait.