Son sourire s’est élargi. « Tu ne me reconnais vraiment pas, hein ? Tu n’as pas la moindre idée de qui je suis. »
Je ne m’attendais pas à une telle réaction. La voix me semblait familière, mais sans que je parvienne à l’identifier.
Il a tendu la main par la fenêtre. « C’est moi, Scott. Ray Mosely. Avec vingt kilos en moins. Et la barbe en plus. »
Ray Mosely. La doublure de Sue Chopra, son incurable courtisan.
Je ne l’avais pas revu depuis l’aventure de Kait à Portillo – depuis que je m’étais retiré de toute cette histoire pour refaire ma vie avec Ashlee.
« Eh bien merde, fut tout ce que je suis arrivé à dire.
— Tu n’as pas changé. Ça nous a facilité la tâche pour te retrouver. »
Sans sa graisse corporelle, il semblait presque décharné, malgré la barbe. On aurait presque dit son fantôme.
« Ce n’était pas la peine de me prendre en filature, Ray. Il suffisait de venir me dire bonjour à mon stand.
— Les gens changent, tu sais. Tu aurais très bien pu devenir un copperhead pur et dur.
— Va te faire foutre.
— Parce que c’est important. Nous avons comme qui dirait besoin de ton aide.
— Qui ça, « nous » ?
— Sue, pour commencer. Elle aurait bien besoin d’un endroit où loger quelque temps. »
Je m’efforçais encore d’assimiler cette information lorsque la vitre arrière s’est baissée pour permettre à Sue en personne de sortir de l’obscurité sa grosse tête disgracieuse en forme de cacahouète.
Elle a souri. « Salut Scotty ! Comme on se retrouve ! »
19
Au cours des sept années précédentes, j’avais beaucoup parlé à Ashlee de Sue et de ses amis. Ce n’est pas pour autant qu’elle apprécierait de trouver à son retour deux de ces éminentes personnes sur le canapé du salon.
Après Portillo, il m’avait semblé évident que j’aurais à choisir entre vivre avec Ashlee et travailler pour Sue. Sue persistait à croire qu’avec la bonne technologie ou même le degré adéquat de compréhension, on pouvait stopper l’avance des Chronolithes. Dans mon for intérieur, j’en doutais. Considérez le mot lui-même, « Chronolithe » – un affreux mot-valise forgé peu après Chumphon par un journaliste sans oreille, un mot qui ne m’avait jamais plu mais dont j’avais fini par apprécier la pertinence. Chronos, le temps, et lithos, la pierre, n’était-on pas là au cœur du problème ? Le temps rendu solide comme un roc. Une zone de déterminabilité absolue entourée d’une écume d’éphémère (les vies humaines, par exemple) qui se déformait pour en épouser les contours.
Je refusais d’être déformé. Je voulais vivre avec Ashlee la vie que les Chronolithes m’avaient volée. Nous étions revenus de Tucson, Ash et moi, panser nos plaies et puiser l’un en l’autre la force que nous étions capables de donner. Qu’aurais-je pu donner à Ashlee en continuant à travailler pour Sulamith Chopra, à plonger dans la turbulence tau tout en m’obstinant à devenir un instrument du destin ?
Nous n’avions pas totalement rompu les ponts. Sue me consultait de temps à autre par téléphone, même si, n’ayant pas accès à ses incubateurs de code aux normes militaires, je ne pouvais lui être très utile sur le plan professionnel. Le plus souvent, elle appelait pour me tenir au courant, partager ses enthousiasmes ou ses coups de cafard, bavarder. Elle prenait, je pense, un plaisir par procuration à la vie que je m’étais créée – comme si ma vie avait quelque chose de spécial, comme s’il n’existait pas des millions de familles identiques à la mienne qui essayaient de s’en sortir en cette époque difficile. En tout cas, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle frappe un jour à ma porte dans le plus pur style des romans d’espionnage.
Ash avait échangé quelques mots au téléphone avec Sue mais ne lui avait jamais été formellement présentée, et Ray lui était totalement inconnu. Je me suis chargé des présentations avec un enthousiasme peut-être un peu trop visiblement forcé. Ashlee a hoché la tête et serré les mains avant de battre en retraite dans la cuisine pour « préparer le café », autrement dit pour évacuer les soucis que lui causait leur présence.
Ce n’était qu’une visite, insistait Ray. Sue continuait à maintenir le contact avec ce qu’il restait de son réseau de chercheurs sur les Chronolithes, et elle profitait de son voyage dans l’Ouest pour nouer quelques relations. Dans son flux et son reflux vasculaire, le financement fédéral lui était redevenu favorable, même si elle gardait des détracteurs au sein du Congrès. Ces derniers temps, a-t-elle dit, tout son travail était furtif, à moitié caché, dissimulé à une agence par une autre, noyé dans des rivalités bureaucratiques qu’elle comprenait à peine. Certes, elle était à Minneapolis en voyage d’affaires, mais au fond, elle souhaitait juste un endroit accueillant où demeurer un soir ou deux.
« Tu aurais pu prévenir.
— C’est vrai, Scotty, mais va savoir qui écoute. Entre les Copperheads non déclarés parmi nos parlementaires et les cinglés de la rue…» Elle a haussé les épaules. « Si cela pose un problème, nous irons à l’hôtel.
— Tu vas rester ici, ai-je affirmé. Je demandais juste par curiosité. »
Visiblement, ce n’était pas qu’une simple réunion entre amis. Mais ni elle ni Ray n’ont spontanément fourni de détails, et je suppose que cela me convenait, du moins pour le premier soir. Sue avec toute sa fureur et son obsession me semblait de l’histoire ancienne. Beaucoup de choses avaient changé depuis Portillo.
Oh, je suivais toujours les avancées de Kuin aux infos, quand la bande passante me le permettait, et je me demandais encore à l’occasion ce que « turbulence tau » voulait dire et comment cela avait éventuellement pu m’affecter. Mais cela relevait plus de peurs nocturnes, du genre de pensées qui vous tournent dans le crâne lorsque le sommeil vous fuit et que la pluie tape à la vitre comme un visiteur indésirable. J’avais renoncé à essayer de comprendre quoi que ce soit de toute cette histoire en utilisant le vocabulaire de Sue – à tout coup, ses conversations avec Ray dérivaient trop rapidement vers la géométrie C-Y, les quarks noirs et autres sujets ésotériques du même tonneau. Quant aux Chronolithes… devais-je avoir honte d’avouer avoir abouti avec eux à une paix personnelle et séparée ? M’être résigné à n’avoir aucune influence sur ces grands et mystérieux événements ? Peut-être s’agissait-il là d’une petite trahison. Mais cela semblait n’être que du bon sens.
Pourtant, je me suis senti mal à l’aise en présence de Sue, dont les obsessions brillaient toujours avec autant d’éclat. Elle s’est montrée aimable pendant que nous discutions du passé et de nos connaissances communes. Mais son regard s’est éclairé et sa voix a pris de l’ampleur dès que la conversation a abordé le récent avènement du Chronolithe de Freetown ou l’avancée des armées kuinistes au Niger.
Je l’ai observée en train de parler. Sa couronne de cheveux frisés merveilleusement incontrôlable avait grisonné au niveau de la frange. Ses sourires plissaient la peau au coin de ses yeux en rides complexes. Elle était très mince et semblait un peu soucieuse chaque fois que faiblissait l’éclat de sa ferveur.
Si incroyable que cela paraisse, Ray Mosely était toujours amoureux d’elle. Il ne l’a pas dit, bien sûr. Je soupçonne Ray d’avoir vécu son amour envers Sulamith Chopra comme une humiliation personnelle, à jamais invisible du monde externe. Sauf qu’il n’était pas invisible. Et peut-être Ray avait-il trouvé un moyen de s’accommoder de la situation : mieux valait aimer en vain qu’admettre l’absence d’amour. Barbu, d’une maigreur confinant à l’anorexie, la chevelure s’estompant tel un souvenir d’enfance, Ray continuait à regarder Sue avec révérence et à sourire quand elle souriait, à rire quand elle riait, à prendre sa défense au premier signe de critique.