Et quand, avec un geste du menton en direction d’Ashlee dans la cuisine, Sue a dit : « Je t’envie, Scotty. J’ai toujours eu envie de m’installer avec une femme gentille comme ça », Ray a docilement gloussé. Tout en grimaçant.
Avant d’aller me coucher, j’ai ouvert le canapé-lit et déplié draps et couverture de rechange. Quelle torture cela a dû être pour Ray, de dormir ainsi à côté de Sue dans une chasteté totale et indiscutable, d’écouter le bruit de sa respiration. Mais c’était tout ce que j’avais à offrir, à part le plancher.
Avant de regagner ma chambre, j’ai pris Sue à part. « Je suis content de te revoir, lui ai-je dit. Vraiment. Mais si tu veux plus de moi que quelques nuits sur un clic-clac, il faut que tu me le dises.
— Nous en parlerons plus tard, a-t-elle tranquillement répondu. Bonne nuit, Scotty. »
Ashlee, au lit, n’a pas fait preuve d’autant d’optimisme. Elle s’est dite ravie de rencontrer ces personnes qui avaient tant compté dans ma vie : cela donnait de la substance à tout ce que je lui avais raconté. Mais en même temps, ils lui faisaient peur.
« Peur ?
— De la même manière que Kait a peur de la conscription. Et pour la même raison. Ils veulent quelque chose de toi, Scotty.
— Ne t’inquiète pas pour ça.
— Je suis forcée de m’en inquiéter. Ce ne sont pas des idiots. Ils ne seraient pas venus s’ils ne pensaient pas pouvoir te convaincre de… de faire ce qu’ils veulent que tu fasses.
— Je ne suis pas si facile à convaincre, Ash. » Elle s’est tournée de l’autre côté en soupirant.
En sept ans, Kuin n’avait toujours pas planté de Chronolithe sur le sol américain, du moins pas au nord de la frontière mexicaine. Avec l’Europe du Nord, la partie méridionale de l’Afrique, le Brésil, le Canada, les Antilles et diverses autres régions, nous restions une des constituantes d’un archipel de santé mentale dans un monde assiégé par la folie. L’impact de Kuin sur les Amériques avait été plus économique que politique. Le chaos global, surtout en Asie, avait asséché la demande étrangère en produits finis. L’argent avait déserté les industries de biens de consommation pour se canaliser dans la défense. Ce qui menait à un taux de chômage assez bas (à part chez les réfugiés de Louisiane) mais à de nombreuses pénuries ponctuelles et à un peu de rationnement. Les copperheads criaient à la soviétisation progressive de l’économie, et peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort, du moins sur ce point-là. Il n’existait toujours pas de réelle tendance pro-K au Congrès ni à la Maison-Blanche. Nos kuinistes (et leur contrepartie radicale A-K) étaient des combattants de rue, pas des organisateurs. Du moins, jusqu’ici. Quant aux copperheads respectables à la Whit Delahunt, c’était autre chose : on les trouvait partout, mais avançant à pas feutrés.
J’avais lu une partie de la littérature copperhead, les auteurs académiques (Daudier, Pressinger, le Groupe de Paris) tout autant que les écrivaillons populistes (Les Habits de l’Empereur de Forrestall au moment où il avait atteint la liste des best-sellers). J’avais même goûté aux travaux des musiciens et romanciers qui représentaient la face publique du mouvement underground kuiniste. Si impressionnantes que certaines de ces œuvres puissent paraître de prime abord, elles m’avaient paru au mieux comme un souhait, au pire comme un moyen de permettre à la nation ou plus probablement à leurs auteurs de s’insinuer dans les bonnes grâces d’une inéluctable autocratie kuiniste.
Et on n’avait toujours aucune preuve directe de l’existence de Kuin lui-même. Il existait, il n’y avait aucun doute à ce sujet, probablement quelque part dans le sud de la Chine continentale, mais la majeure partie de l’Asie était fermée aux médias et aux télécommunications, souffrant d’une infrastructure complètement délabrée ainsi que de famine et de troubles qui avaient provoqué des millions de morts. Le chaos qui contribuait à créer Kuin servait aussi à le protéger d’une exposition prématurée.
La technologie nécessaire à la création d’un Chronolithe se trouvait-elle déjà aux mains de Kuin ?
Probablement, m’a dit Sue.
En ce dimanche matin, Ashlee, toujours nerveuse, était partie à Saint Paul rendre visite à sa cousine Alathea. (Celle-ci gagnait tout juste sa vie en vendant au porte-à-porte des pots en cuivre décoratifs. Ashlee allait chaque dimanche chez elle par pure dévotion familiale, car Alathea était une femme désagréable aux convictions religieuses excentriques et aux talents domestiques inexistants.) Je me suis assis avec Sue à la table de la cuisine pour grignoter un petit déjeuner et plus généralement savourer mon jour de congé, tandis que Ray sortait se procurer du café frais – nous avions épuisé les réserves de la maison.
Il n’y avait dans le monde, m’a dit Sue, qu’une poignée de gens maîtrisant suffisamment la théorie moderne sur les Chronolithes pour imaginer les moyens d’en créer un. Il se trouvait qu’elle en faisait partie. D’où cet intérêt si ambivalent du gouvernement fédéral, qui hésitait entre la soutenir et lui mettre des bâtons dans les roues. Mais ce n’était pas le plus important, du moins pour le moment. Notre principal problème, a-t-elle expliqué, venait du gouvernement chinois qui, de plus en plus désespéré, avait des années auparavant lancé ses propres programmes intensifs de recherche appliquée aux moyens de courber le tau, pour interdire ensuite toute communication entre ces labos de recherche et la communauté internationale.
Et pourquoi cela était-il gênant ?
Parce que le gouvernement chinois, divisé, avait fini par s’effondrer sous le poids de son insolvabilité, et qu’on supposait désormais ces labos de recherche sous le contrôle direct des insurgés kuinistes.
« Tout se met donc en place, a-t-elle continué. Kuin se trouve quelque part en Asie et il dispose de la technologie. Nous ne sommes qu’à quelques années de la conquête de Chumphon, qui paraît tout à fait du domaine du possible. Et nous n’y pouvons rien. Le sud-est de l’Asie est entièrement aux mains de divers mouvements d’insurgés kuinistes – il faudrait une armée colossale pour occuper les collines qui dominent Chumphon, et par conséquent déplacer des troupes et des fournitures actuellement positionnées en Chine, ce à quoi personne ne tient. Tout se met donc en place très, très proprement… pour ainsi dire, inexorablement.
— Ce sont les ombres des choses qui doivent être.
— Voilà.
— Et nous ne pouvons rien pour l’empêcher.
— Eh bien, je n’en suis pas sûre, Scotty. Je peux peut-être bien faire quelque chose. » Elle a souri, d’un sourire à la fois malicieux et triste.
Mais parler de tout cela me mettait mal à l’aise, aussi ai-je essayé de changer de sujet en lui demandant si elle avait des nouvelles récentes de Hitch Paley. (Pour ma part, je n’en avais eu aucune depuis Portillo.)
« Nous sommes toujours en contact, a-t-elle répondu. Il va passer en ville dans quelques jours. »
Je suppose qu’on peut mettre sur le compte du charme inné (quoique particulier) de Sue le fait que, le soir suivant, Ashlee, assise à ses côtés sur le canapé, l’écoutait d’un air captivé donner son interprétation de l’Âge des Chronolithes.
Quand je les ai rejointes, Ash disait : « Je ne comprends toujours pas pourquoi vous estimez si important d’en détruire un. »
Sue a pesé sa réponse avec l’air intensément sérieux d’un fanatique religieux.