Quand je suis rentré à la maison, Ashlee était déjà couchée. Sue et Ray ne dormaient pas : ils discutaient à voix basse, penchés sur une carte de l’ouest des États-Unis étalée sur la table de la cuisine. Ray s’est tu quand j’ai traversé la pièce, mais Sue m’a invité à m’asseoir avec eux et à participer à la conversation. Au grand soulagement de Ray, j’ai poliment décliné, préférant rejoindre Ashlee que j’ai trouvée recroquevillée sur le flanc gauche, le drap en boule à ses pieds et l’extérieur de la cuisse hérissé de chair de poule par une brise nocturne.
Devais-je me sentir coupable parce que finalement je n’avais ni cherché ni obtenu un martyre personnel – comme Janice, liée à Whit par son sens du devoir ; comme David, pointé sur la Chine telle une balle de fusil et tout autant jetable ; ou même comme mon père, qui justifiait sa vie par le martyre ? (J’étais avec elle, Scotty.)
Quand je me suis couché, Ashlee a remué, marmonné et pressé contre moi son corps tiède dans la nuit fraîche.
J’ai tenté d’imaginer le martyre allant à l’envers, comme le ferait une horloge détraquée. Quel plaisir de renoncer à la divinité, de descendre de la croix, de voyager depuis la transfiguration jusqu’à la simple sagesse pour parvenir enfin à l’innocence.
20
Hitch est arrivé en ville en boitant et avec deux doigts en moins à la main gauche, il m’a semblé ne plus sourire aussi volontiers qu’avant, même s’il a souri à Sue et m’a jaugé d’un coup d’œil plutôt amical. Il n’a certes pas fait sourire Ashlee.
Ashlee travaillait pour la municipalité à l’usine de traitement d’eau, où elle s’occupait, en plus de la rédaction des rapports requis par les réglementations étatiques et fédérales, de gérer les comptes clients pour le directeur financier. Elle est rentrée fatiguée et a failli s’évanouir en voyant Hitch Paley, qui avait pourtant mis un costume convenable et même une cravate. Hitch lui rappelait de mauvais souvenirs : il était là quand elle avait perdu Adam.
Bien entendu, elle n’a pas reconnu l’ex-employé de bureau du FBI, Morris Torrance, désormais plus chauve encore que Ray Mosely, et arrivé lui aussi dans la grande camionnette utilitaire garée devant l’immeuble. J’ai essayé de faire les présentations, mais Ashlee m’a coupé d’une voix blanche : « Nous ne pouvons pas loger tout ce monde, Scott. Même pour une nuit. »
Son intonation trahissait une légère appréhension et une forte animosité.
« Inutile, s’est empressé de préciser Hitch. Je viens de louer quelques chambres au Marriott. Content de vous revoir, Ashlee.
— Pareil pour moi, j’imagine, a-t-elle répondu.
— Et merci de nous avoir dépannés jusqu’à aujourd’hui, a ajouté Sue Chopra. Nos excuses pour le dérangement. »
Ashlee a hoché la tête, peut-être amadouée de voir que Sue avait déjà bouclé son sac marin. « Au Marriott ?
— Le vent a tourné en notre faveur », a indiqué Sue.
J’ai suivi Hitch jusqu’à la camionnette tandis que Sue et Ray terminaient leurs bagages. Hitch a fourré le sac de Sue à l’arrière puis m’a pris par l’épaule. « Scotty, demain, je ne refuserais pas un peu d’aide, si tu crois pouvoir te libérer.
— Un peu d’aide pour quoi ?
— Acheter des grosses machines, du style générateurs diesel ou autres.
— Les grosses machines, ce n’est pas vraiment mon rayon, Hitch.
— En fait, ce que je veux, c’est que tu me tiennes compagnie.
— Je travaille, demain.
— Ton stand au marché aux puces ? Prends ta journée.
— Je ne peux pas me le permettre.
— Mais si, tu peux. Nous avons le budget pour. »
Il a cité un tarif horaire pour une journée de huit heures. Pour simplement lui coller aux basques, la somme était princière, surtout de la part de quelqu’un dont les amis mendiaient une place sur mon canapé-lit quelques jours plus tôt à peine. Manifestement, il n’était pas arrivé en ville les mains vides, et son offre me tentait. Mais j’hésitais à l’accepter.
« Imagine-toi, a-t-il dit, que nous avons une ligne de crédit au ministère de la Défense, du moins pour le moment. L’argent est disponible et je sais que tu ne peux te permettre de manquer le boulot en étant prévenu si peu à l’avance. Et pourtant, il faut vraiment qu’on discute de deux ou trois trucs, toi et moi.
— Hitch…
— Et puis ça ne fait de mal à personne, si ? »
Là était la question. « J’ai l’impression que l’enjeu est plus important que ce que j’en vois.
— Ben, ouais. Tu l’as dit. On en reparle demain. Je t’appelle de l’hôtel et on avise à ce moment-là.
— Pourquoi moi ?
— Parce qu’il y a une flèche braquée sur toi, mon pote. » Il s’est hissé sur le siège conducteur, a grimacé en tirant derrière lui sa mauvaise jambe. « Du moins, c’est ce que croit Sue. »
Et donc, Hitch Paley et moi roulions sous le soleil matinal en direction des zones industrielles délabrées à l’ouest de la rivière. La climatisation de la camionnette ne fonctionnait plus. (Rien d’étonnant à cela : les pièces de rechange se faisaient rares et les militaires en accaparaient la plus grande partie.) À l’extérieur, la température de l’atmosphère desséchée approchait de celle d’une fournaise et Hitch conduisait en gardant les vitres teintées fermées mais les buses d’aération grandes ouvertes. Arrivés à destination, l’habitacle empestait le vinyle chaud, l’huile de moteur et la sueur.
Hitch avait rendez-vous avec le directeur commercial de Tyson Brothers, un distributeur de machines et de pièces détachées. J’ai traversé derrière lui le hall de réception pour m’asseoir dans le bureau du type en examinant son ficus flétri et ses murs à la décoration passe-partout tandis que Hitch négociait l’achat au comptant de deux petits bulldozers et d’assez de génératrices portatives pour alimenter une petite ville, le tout assorti d’une bonne quantité de pièces de rechange. Le vendeur s’est montré curieux et a demandé à deux reprises si nous étions des entrepreneurs indépendants. Il a semblé contrarié que Hitch élude sa question, mais était tout aussi manifestement ravi de remplir le bon de commande. Pour ce que j’en savais, Hitch pouvait bien sauver Tyson Brothers de la faillite, ou du moins retarder cette échéance inévitable.
En tout cas, il a dépensé davantage d’argent en quelques heures que je n’en avais gagné l’année précédente. Il a laissé au distributeur un numéro pour le contacter et l’a averti que quelqu’un appellerait pour les modalités de livraison. Il a ensuite salué la réceptionniste de sa main intacte, la droite, et est sorti d’un pas nonchalant dans la canicule. « Vous voulez faire quoi, exactement ?… Creuser un trou et l’éclairer ? lui ai-je demandé dans la camionnette.
— Nous sommes un peu plus ambitieux que ça, Scotty. Nous allons abattre l’une de ces pierres de Kuin.
— Avec une poignée de bulldozers ?
— C’est juste qu’il nous en manquait un peu. Nous avons un bataillon de génie militaire quasi complet qui n’attend qu’un mot de Sue pour se mettre en route.
— Vous voulez vraiment démolir un Chronolithe ?
— Sue affirme que nous le pouvons. Enfin, elle le croit.
— Et lequel avez-vous l’intention d’abattre ?
— Celui du Wyoming.
— Il n’y a pas de Chronolithe dans le Wyoming.
— Pas pour l’instant, c’est vrai. »
Hitch m’a expliqué toute l’histoire telle qu’il l’avait comprise. Sue a complété plus tard.
Sue Chopra n’avait pas chômé pendant ces quelques années.