Mais maintenant que j’observais Easy’s Packages en cherchant des indices d’une surveillance policière – sans me faire d’illusions sur ma capacité à détecter une surveillance professionnelle tant que le ministère des Finances ne louait pas un panneau d’affichage pour en informer le public –, tous ces jugements me semblaient naïfs et superficiels. Hitch m’avait demandé de me présenter à Easy’s afin de m’y faire remettre en son nom un « paquet » à garder par-devers moi jusqu’à ce qu’il me contacte, le tout sans poser de questions.
Hitch était un dealer, après tout, même si son commerce sur la plage se limitait au cannabis, aux champignons exotiques et aux phényléthylamines les plus doux. Quant à la Thaïlande, c’était un pays producteur de stupéfiants qui figurait depuis l’époque de Marco Polo sur les routes commerciales de la drogue.
Je n’avais pas froid aux yeux en matière de stupéfiants et en avais expérimenté un certain nombre. La quasi-totalité des substances psychoactives était légale à un endroit ou à un autre de la planète et les nations occidentales libérales en avaient dépénalisé la plupart, mais aux États-Unis en général et dans le Massachusetts en particulier, le convoyage de drogues dures restait puni de lourdes peines. Si Hitch s’était débrouillé pour, disons, s’expédier un kilo d’héroïne « black tar » – et si son sens de l’humour allait jusqu’à m’en confier la garde –, j’étais peut-être en train de payer mon billet de retour par une peine de prison. Ce qui m’empêcherait de voir Kaitlin autrement que derrière une vitre en verre renforcé, du moins jusqu’à son trentième anniversaire.
D’épais rideaux de pluie se sont soudain mis à tomber. J’ai traversé la rue en courant, inspiré une bouffée d’air humide et poussé la porte d’Easy’s Packages.
Derrière un comptoir de bois dur, Easy en personne, ou quelqu’un qui lui ressemblait – un grand Noir musclé aux rides complexes qui pouvait avoir soixante ou quatre-vingts ans –, gardait une rangée de boîtes aux lettres en aluminium d’un gris terne et brumeux. Il m’a jeté un coup d’œil. « J’peux vous aider ?
— Je viens récupérer un colis.
— Comme tout le monde. Numéro de boîte ? »
Hitch ne m’avait pas donné de numéro.
« Hitch Paley a dit qu’un paquet m’attendrait ici. »
D’indignation, ses yeux se sont rétrécis et son cou a semblé s’allonger d’un centimètre.
« Hitch Paley ? »
Malgré le ton de sa voix qui indiquait sans ambiguïté que la situation se détériorait, j’ai hoché la tête.
« Merde alors ! Hitch Paley ! » Il a cogné du poing sur le comptoir. « Je ne sais foutre pas qui vous êtes, mais si vous voyez ce salopard de Hitch Paley, vous pouvez lui dire que lui et moi avons encore un compte à régler ! Et qu’il peut se garder ses paquets de merde !
— Vous n’avez rien pour moi ?
— Si j’ai quelque chose pour vous ? Si j’ai quelque chose pour vous ? Un putain de coup de pied au cul que j’ai pour vous, oui ! »
J’ai réussi à retrouver la porte.
Et voilà comment le journaliste raté, le mari raté et le père raté a raté son entrée dans une carrière criminelle.
À bord du train AmMag qui quittait le Massachusetts et le corridor urbain pour pénétrer dans un foisonnement de cabanes dressées sur de sombres terres arables, je me suis efforcé de chasser ces mystères de mon esprit.
Je me suis dit que le différend entre Hitch Paley et Easy’s Packages n’avait pas vraiment d’importance. J’avais fait ce que Hitch m’avait demandé et j’étais sincèrement soulagé de ne pas avoir en ma possession un paquet compromettant emballé dans du papier sulfurisé. Restait un problème potentiel : Hitch pourrait bien (et dans un avenir proche) vouloir récupérer son argent.
Minuit s’est évanoui dans l’obscurité et la pluie. J’ai incliné mon siège et pensé à l’avenir. À l’ouest du Mississippi, l’économie était en plein boom. Les nouvelles plates-formes à processeur covalent avaient ouvert la voie à des tas de nouveaux logiciels complexes, et je ne doutais pas de pouvoir utiliser mon diplôme avant qu’il ne devienne obsolète, en dénichant ne serait-ce qu’un contrat niveau débutant chez un des candidats au NASDAQ du Silicon Ring. Je finirais ainsi par rembourser Hitch et par annuler ma dette. Et voilà comment le crime engendre la vertu.
Je finirais, me disais-je, par devenir quelqu’un de respectable ; je prouverais ma valeur à Janice, je serais pardonné et Kait viendrait en trottinant se blottir dans mes bras.
Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à mon père, de l’apercevoir dans le reflet que me renvoyait la fenêtre striée de pluie. L’échec est du domaine de l’entropie, semblait annoncer ce spectre, et l’entropie est une loi de la nature. L’amour devient douleur. Avec le temps, on apprend à l’ignorer. On parvient au nirvana de l’indifférence. Ce n’est pas facile, loin de là. Mais ce qui a de la valeur n’est jamais facile à obtenir.
Hitch et moi étions parmi les premiers à avoir vu le Chronolithe de Chumphon, et dans le grand amalgame de temps et d’esprit qui avait suivi… eh bien, oui, il m’était arrivé de me demander dans quelles proportions mon propre pessimisme (ou celui de mon père) avait alimenté cette boucle.
Sans parler du grain de folie du côté maternel. L’air froid qui se glissait à l’intérieur du wagon obscur m’a rappelé à quel point ma mère haïssait le froid. Elle prenait cela très à cœur, surtout à la fin de sa vie. Elle y voyait un affront personnel. Le froid était son ennemi ; la neige la tourmentait.
Elle m’avait affirmé un jour que la neige était la matière fécale des anges : même si elle ne puait pas, du fait de son origine angélique, elle n’en constituait pas moins une insulte – d’une telle pureté qu’elle brûlait comme du feu la peau des mortels.
En rangeant le talon de mon billet dans la poche de ma veste, j’ai remarqué le numéro d’index qui figurait sous le logo AmMag. 2041, comme l’échéance inscrite sur la pierre de Kuin.
À la gare de Minneapolis/Saint Paul, j’ai pris un journal local et un magazine de vulgarisation scientifique contenant un article sur le Chronolithe.
Le magazine reproduisait plusieurs photos du site thaï, qui avait beaucoup changé depuis que Hitch et moi y étions allés. Sur la terre brune autour de la colonne, des bulldozers avaient dégagé un vaste espace, périmètre désormais grêlé de tentes, d’abris à équipement polygonaux, de laboratoires de fortune et d’une série de toilettes mobiles recouvertes de peinture ocre. Les autorités du Traité du Pacifique avaient installé un pool multinational d’enquêteurs scientifiques, en majorité des spécialistes en sciences des matériaux qui, il faut bien le reconnaître, en perdaient leur latin, du moins pour le moment. Le Chronolithe était extraordinairement inerte. Il paraissait ne pas réagir le moins du monde à son environnement, on ne pouvait l’entamer ni à l’acide ni au laser, et sa température, du moins depuis la bouffée glacée concomitante à son arrivée, ne s’était jamais écartée ne serait-ce que d’un iota de la température ambiante. L’objet était d’un abord prodigieusement difficile.