— Tu as tué deux personnes ?
— Tu crois que je fais quoi, au juste, Scotty ? Que je me balade dans le pays en prêchant la bonne parole ? Ouais, j’ai tué des gens. » Il a secoué la tête. « Voilà exactement le genre de situation qui me rend nerveux. Tu me regardes et tu vois ce grand pote pittoresque avec qui tu traînais à Chumphon. Mais j’avais déjà tué un type avant de te connaître, Scotty. Sue le sait. Je dealais à l’époque, tu sais, je ne vendais pas des maillots de bain. Et il arrive qu’on se retrouve en mauvaise posture. Pareil maintenant. Je n’ai pas ton genre de conscience. Je sais que tu te prends pour un pestiféré moral parce que tu as merdé avec Janice et Kait, mais au fond, Scotty, tu es fait pour la vie de famille, voilà tout.
— Et Sue, qu’est-ce qu’elle veut de moi ?
— Ça, j’aimerais bien le savoir. »
21
Le Marriott attirait peu de clients en ces jours peu glorieux. À part Morris Torrance montant la garde devant l’entrée, il n’y avait que Sue dans la salle piscine et sauna.
Elle a levé les yeux vers moi depuis les eaux bouillonnantes de la piscine à remous. Elle portait un maillot une pièce rouge pompier et un bonnet de bain élastique jaune. Ni l’un ni l’autre ne l’avantageaient, mais Sue ne s’était jamais intéressée à la mode. Elle avait même gardé ses énormes verres archaïques, sertis dans ce qui ressemblait à de la bakélite noire éraflée. « Tu devrais te laisser tenter, Scotty, c’est très relaxant.
— Je ne suis pas d’humeur.
— Tu as discuté avec Hitch, si je comprends bien ?
— Oui. »
Elle a soupiré. « Bon, donne-moi une minute. »
Elle a hissé son corps piriforme hors du bassin et a arraché son bonnet, dont ses cheveux ont jailli comme un animal d’une cage. « J’aime bien m’installer sur une des chaises longues près des fenêtres, a-t-elle dit. Si toutefois tu n’as pas trop chaud avec tes habits.
— Ça va », ai-je répondu malgré la chaleur tropicale et le chlore qui empuantissait l’atmosphère. Quelque part, cet inconfort me semblait adapté à la situation.
Elle a déployé une serviette de bain et s’est installée avec des allures de reine. « Hitch t’a dit, pour Adam Mills ?
— Oui. Je n’en ai pas encore parlé à Ashlee.
— Ne le fais pas, Scotty.
— Que je n’en parle pas à Ashlee ? Pourquoi, tu comptes le lui apprendre toi-même ?
— Certainement pas, et j’espère bien que tu t’en abstiendras.
— Elle le croit peut-être mort. S’il ne l’est pas, elle a le droit de le savoir.
— Adam est vivant, cela ne fait aucun doute. Mais demande-toi à quoi cela servirait qu’elle le sache. Tu crois que cela vaut vraiment mieux pour elle qu’elle sache qu’il est vivant et qu’il a commis des meurtres ?
— Des meurtres ? C’est vrai ?
— Oui, des meurtres. Nous l’avons établi de manière indubitable. Adam Mills est un kuiniste endurci et dévoué, un meurtrier récidiviste qui sert d’homme de main à l’un des gangs P-K les plus brutaux du pays. Tu crois qu’Ash a besoin de savoir ça ? Tu veux lui apprendre que son fils vit d’une manière qui ne devrait pas tarder à l’envoyer soit au cimetière, soit en prison ? Et tu veux la voir reprendre son deuil du début si cela se produit ? »
J’ai hésité, je m’étais mis à la place d’Ashlee : si je me demandais depuis sept ans si Kait avait survécu ou non à Portillo, j’aurais accueilli avec plaisir la moindre information sur le sujet.
Mais Adam n’était pas Kaitlin.
« Regarde tout ce qu’elle a obtenu depuis Portillo. Un boulot, une famille, une vraie vie… l’équilibre, Scotty, dans un monde où c’est un luxe rare. Bien entendu, tu la connais mieux que moi. Mais réfléchis bien avant de lui reprendre tout ça. »
J’ai décidé de laisser le problème en suspens. Je n’étais pas venu voir Sue pour cela.
« Je le lui reprendrai tout autant en t’accompagnant dans l’Ouest… et c’est ce que tu souhaites de moi, à en croire Hitch.
— C’est vrai, mais pas longtemps. Tu veux bien t’asseoir, Scotty ? J’ai horreur de parler en levant la tête. Ça me rend nerveuse. »
J’ai tiré un transat en face du sien. De l’autre côté de la fenêtre embuée, la ville cuisait dans le soleil de l’après-midi. Les rayons du soleil se reflétaient sur les fenêtres, les toits et les trottoirs émaillés de mica.
« Bon, écoute, a-t-elle dit. C’est important, et je veux que tu gardes l’esprit ouvert, même si cela semble difficile dans cette situation. Je sais qu’on t’a caché beaucoup de choses, mais essaye de comprendre : il fallait qu’on soit prudent. Nous devions nous assurer que tu n’avais pas changé d’avis sur Kuin – ne fais pas cette tête, on a vu arriver plus étrange – ou que tu n’appartenais pas à des cercles copperheads comme le mari de Janice, comment c’est déjà, Whitman. Morris n’arrête pas de répéter qu’on ne peut faire confiance à personne, même quand je lui dis que tu es un type bien. Parce que je te connais, Scotty. Tu es dans la turbulence tau presque depuis le début. Comme moi.
— Nous sommes unis par un lien sacré. Arrête tes conneries, Sue.
— Ce ne sont pas des conneries. Ni uniquement conjectural, d’ailleurs. D’accord, j’interprète, mais les calculs laissent penser que…
— Je me fiche complètement de ce que les calculs laissent penser.
— Eh bien, contente-toi de m’écouter, alors, et je te dirai ce que je pense être vrai. »
Elle a détourné le regard, l’a fixé au loin. Son expression à la fois fervente et distante, presque inhumaine, ne m’a pas plu.
« Scotty, je ne crois pas au destin. C’est un concept dépassé. La vie d’une personne est un phénomène d’une complexité phénoménale qui la rend bien moins prévisible que celle d’une étoile. Mais je sais aussi que la turbulence tau a éparpillé de la causalité sur tout le cours du temps. N’est-ce vraiment qu’une coïncidence que Hitch et toi ayez tous deux fini par travailler pour moi, ou qu’à Portillo Adam Mills soit venu partager notre turbulence ? Dans un cas comme dans l’autre, on peut construire une séquence logique d’événements qui l’explique de façon presque, mais pas tout à fait, satisfaisante. Je suis associée à Hitch Paley par les événements de Chumphon, pas complètement par hasard ; tu as rencontré Ashlee parce qu’elle et toi aviez un enfant pris dans un hadj. Mais prends un peu de recul et étudie ça plus longuement, Scotty. Cela se combine trop bien. Les causes antécédentes ne suffisent pas. Il doit y avoir une cause postcédente. »
Hitch se frottant à Adam, en l’occurrence. Plus qu’une coïncidence. Mais impossible à interpréter, là aussi. « C’est une question de foi, ai-je dit doucement.
— Alors regarde-moi, Scotty ! Regarde le pouvoir que je tiens entre les mains. » Elle les a tournées vers le haut, a révélé la pâleur de ses paumes. « Le pouvoir d’abattre un de ces foutus Chronolithes ! Cela me donne un rôle à jouer dans la résolution de ces événements. Scotty, je suis une cause postcédente !
— La mégalomanie, ça existe.
— Sauf que je ne l’ai pas inventé, que je n’ai rien inventé ! S’il se trouve que personne sur cette planète ne comprend la physique des Chronolithes mieux que moi, ce n’est ni pure invention ni vanité de ma part. Que Hitch et toi vous trouviez à Chumphon et à Portillo, que toi et moi étions à Jérusalem, je ne l’ai pas rêvé non plus. Ce sont des faits, Scotty, et ces faits exigent une interprétation qui aille plus loin que le hasard ou la simple coïncidence.