— Je vérifie juste s’il y a le Nombre.
— Le Nombre ?
— Celui de la Bête », a-t-il précisé en désignant un autocollant de pare-chocs qu’il avait fixé sur le devant du comptoir : JE SUIS PRÊT POUR L’EXTASE ! ET VOUS ?
« Je ne dois guère être prêt que pour une boisson fraîche, ai-je dit.
— C’est c’qu’y m’semblait. »
Il m’a suivi à l’extérieur et a plissé les yeux pour regarder la file de camions. « Le cirque arrive en ville, à c’qu’on dirait. » Il a craché distraitement dans la poussière.
« Il y a une clé pour les toilettes ?
— Accrochée derrière le coin. » Il a tendu le pouce vers la gauche. « Ayez un peu de miséricorde et tirez la chasse en sortant. »
Le lieu de l’arrivée – identifié par surveillance satellite et précisé par des mesures de radiation ambiante sur place – était aussi énigmatique et aussi peu instructif que tant d’autres sites de Chronolithes. On baptisait « stratégiques » les pierres rurales, celles des petites villes ou celles relativement peu destructrices. Celles écrasant des grandes villes comme Bangkok ou Jérusalem étaient dites « tactiques ». Que cette distinction soit significative ou le simple fruit du hasard, la question restait à trancher.
La pierre du Wyoming, quant à elle, se classait clairement parmi les « stratégiques ». Le Wyoming n’est guère qu’une haute mesa désertique barrée de montagnes – « beaucoup d’altitude et peu de multitudes », avait dit de lui un de ses gouverneurs au XXe siècle. Ses réserves de pétrole et son industrie du bétail souffriraient à peine de l’arrivée d’une pierre de Kuin, et de toute façon, l’endroit où on l’attendait ne bénéficiait d’aucune de ces ressources – à vrai dire, il n’y avait rien sinon deux ou trois vieux bâtiments agricoles tombant en ruine et des nids de chiens de prairie. L’agglomération la plus proche était un village-bureau de poste nommé Modesty Creek, auquel on se rendait par vingt-cinq kilomètres de route goudronnée à deux voies courant entre pâturages brunis, affleurements de basalte et rares bosquets de peupliers cottonwood. Nous avons traversé cette route secondaire à une vitesse prudente, et en arrivant à proximité de notre destination Sue a interrompu son monologue pour admirer les vagues de sauge et d’orties sauvages.
— À quoi peut bien servir un Chronolithe dans un endroit pareil ? lui ai-je demandé.
« Je n’en sais rien, mais c’est une bonne question, une question qu’il faut se poser. Cela doit bien signifier quelque chose. Comme quand aux échecs votre adversaire déplace d’un coup son fou sur le bord de l’échiquier, sans raison apparente. Soit il s’agit d’une erreur d’une stupidité phénoménale, soit d’un gambit. »
— Un gambit, alors : une diversion, une fausse menace, une provocation, un leurre. Cela n’avait aucune importance, d’après Sue. Quel que soit le but poursuivi par ce Chronolithe, nous empêcherions son arrivée. « Mais la causalité est très complexe, a-t-elle admis. Contractée à forte densité et d’une grande recomplication. Kuin a l’avantage du recul. Il a pour s’opposer à nous des moyens que nous ne pouvons anticiper. Nous en savons très peu sur lui, alors que lui pourrait bien en savoir beaucoup sur nous. »
À la tombée de la nuit, nous avions quitté la route. Une avant-garde avait déjà reconnu le site et grossièrement délimité un périmètre à l’aide de jalons et de bande jaune. Le ciel conservait encore suffisamment de lumière pour permettre à Sue de conduire quelques-uns d’entre nous au sommet d’une hauteur, d’où nous avons contemplé des pâturages aussi prosaïques que le sol quadrillé d’un projet de construction de centre commercial.
C’était une contrée sauvage, incluse au départ dans une parcelle privée jamais cultivée et rarement visitée. Le crépuscule conférait une certaine solennité à cette prairie ondulante que délimitait à l’est un promontoire abrupt. Le sol était rocailleux, l’armoise grisée par un été sec. Il aurait régné un silence absolu sans le bruit produit par les équipes de techniciens insufflant de l’air comprimé dans la structure d’une douzaine d’abris gonflables.
En haut du promontoire, la silhouette d’une antilope s’est découpée en contre-jour sur le bleu de plus en plus noir du ciel. Elle a levé la tête, nous a flairés et s’est éloignée en trottant.
Ray Mosely s’est avancé derrière Sue et lui a pris le bras. « On peut presque la sentir, a-t-il dit, tu ne trouves pas ? »
Il parlait de la turbulence tau. Dans ce cas, j’y étais insensible. Peut-être flottait-il une vague odeur d’ozone, mais je n’avais d’autre sensation nette que celle du vent froid dans mon dos.
« Un bel endroit, dans le genre désolé », a estimé Sue.
Un endroit qu’au matin nous avons rempli de bulldozers et de niveleuses avec lesquels nous avons éliminé toute beauté.
Le réseau de télécommunications civil, comme beaucoup d’autres services publics, s’était récemment délabré. Les satellites quittaient leurs orbites sans qu’on les remplace, les fibres optiques vieillissaient et se brisaient, les vieux câbles de cuivre souffraient des conditions météorologiques. J’ai malgré tout eu la chance, le soir suivant, d’obtenir une communication vocale avec Ashlee.
Notre première journée sur le site avait été extrêmement occupée et étonnamment productive. Les techniciens de Sue avaient triangulé le centre du lieu d’arrivée, que le génie militaire avait aplani avant d’y déverser une dalle de béton en guise de fondations pour l’appareil de variabilité tau, qu’on appelait « le cœur » pour abréger. Bien entendu, il ne s’agissait pas d’un cœur de réacteur nucléaire au sens conventionnel du terme, mais le but dans lequel il avait été conçu – la production d’un fragment de matière exotique – nécessitait un blindage similaire, thermique et magnétique.
On avait coulé des fondations moins importantes pour les générateurs diesel redondants qui l’alimenteraient et pour les groupes électrogènes plus modestes qui serviraient à l’éclairage et aux appareils électroniques. À notre deuxième coucher de soleil, nous avions transformé notre plateau isolé en une lande industrielle d’une monotonie presque victorienne en effarouchant une quantité surprenante de lièvres, de chiens de prairie et de serpents. Nos lampes luisaient dans l’obscurité comme autrefois les feux de sentinelles des Crows ou des Blackfoots, des Sioux ou des Cheyennes ; l’air empestait les substances volatiles et le plastique.
Sue m’avait assigné au guet, mais c’était une tâche si manifestement artificielle que je l’ai échangée contre une autre moins prestigieuse mais infiniment plus utile : le creusement de fosses d’aisances, dans lesquelles j’ai ensuite versé de la chaux. Juste avant le coucher du soleil, hébété de fatigue, j’ai emmené mon terminal portable sur la pente du promontoire pour y établir la communication avec Ashlee. La bande passante disponible suffisait pour la voix mais pas pour l’image. Cela ne me gênait pas : c’était sa voix que j’avais besoin d’entendre.
Ash m’a informé que tout allait bien. Elle avait payé quelques factures très en retard avec l’argent avancé par Hitch, et elle avait même emmené Kaitlin une fois ou deux au cinéma. Elle m’a dit ne pas comprendre pourquoi nous avions estimé nécessaire que Morris Torrance reste pour veiller sur elle – il montait la garde dans sa voiture garée sous les fenêtres de l’appartement. Elle a précisé qu’il ne la gênait pas, mais que du coup elle avait l’impression d’être surveillée.
Elle l’était en effet. Sue redoutait que des éléments kuinistes aient suivi sa trace jusqu’à Minneapolis, et j’avais insisté pour ne pas laisser Ash sans protection – obligeant ainsi le vénérable mais compétent Morris Torrance à lui servir de garde du corps. J’avais refusé d’abandonner Ashlee sans protection s’il pesait le moindre début de menace sur sa sécurité ; Sue avait délégué Morris.