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Nous avons eu notre première victime cette nuit-là.

Malgré notre isolement, il subsistait une circulation occasionnelle sur les deux voies de la route secondaire par laquelle nous étions arrivés. Nous avions placé des hommes au nord et au sud sur le bord de la chaussée, des soldats porteurs des brassards orange des ouvriers d’autoroute. Avec leurs torches à incandescence, ils faisaient signe de circuler à quiconque semblait porter un intérêt plus que superficiel à nos camions et à notre équipement. Cette stratégie avait plutôt bien fonctionné jusque-là.

Mais peu après le lever de la lune, un homme dans une berline landau vert-de-gris a coupé son moteur et ses phares au sommet de l’éminence située au nord, qu’il a descendue en roue libre sur l’accotement jusqu’à parvenir à moins de quinze mètres de notre camion de tête, là où la lueur des lumières du camp se fondait dans l’ombre.

Il est sorti sur la berme de graviers, le dos tourné vers deux membres des troupes de sécurité qui approchaient, et en se retournant il a démasqué une forme lourde et indéterminée qui s’est révélée être celle d’un vieux fusil à pompe. Il l’a braqué sur les deux hommes des Uniforces et a tiré, tuant le premier et aveuglant définitivement le deuxième.

Par chance, le chef de la sécurité cette nuit-là était une femme intelligente et compétente nommée Marybeth Pearlstein, qui avait assisté à la scène depuis une station de surveillance située à quinze mètres de là sur la route. Quelques petites secondes plus tard, le fusil levé, elle contournait le pare-chocs du camion le plus proche et descendait l’agresseur d’un seul coup de feu bien ajusté.

Nous n’avons pas tardé à découvrir que l’homme était un fanatique copperhead bien connu des services de police locaux. Une camionnette du service médico-légal du comté s’est présentée deux heures plus tard et a emmené les corps ; une ambulance a transporté le survivant au centre médical du comté de Modesty. J’imagine qu’il aurait pu y avoir enquête si les choses avaient tourné différemment par la suite.

Ce que j’ignorais…

C’est-à-dire, ce que j’ai appris plus tard…

Je vous demande pardon, mais que ces mots stupides et impuissants aillent se faire foutre.

Vous l’entendez qui grince sous la page imprimée, cette atrocité exhumée du sol de trop d’années ?

Ce que j’ignorais, c’est que plusieurs membres de la milice PK du Texas – les gens dont Hitch m’avait parlé, ceux qui lui avaient pris deux de ses doigts – avaient déjà suivi une piste de relations clandestines jusqu’au domicile de Whitman Delahunt.

Whit n’avait apparemment pas cessé de mettre ses collègues au courant de mes allées et venues à partir du moment où j’étais parti chercher Kaitlin à Portillo. Les élites PK et copperheads s’intéressaient déjà alors à Sue Chopra, comme on s’intéresse à un ennemi en puissance, ou pire, à une marchandise, à une ressource potentielle.

Je ne pense pas que Whit ait pu prévoir les conséquences de ses actes. Après tout, il ne faisait que partager quelques informations intéressantes avec ses copains copperheads (qui les partageaient avec les leurs, et ainsi de suite depuis l’univers banlieusard de Whit jusqu’aux cadres militants dans la clandestinité). Dans le monde de Whit, les conséquences étaient toujours lointaines et les récompenses immédiates, sinon ce n’était pas des récompenses. Il n’y avait rien d’authentiquement politique dans les penchants copperheads de Whit Delahunt. Il voyait le mouvement comme une espèce de Rotary ou de club Kiwani où l’on payait sa cotisation avec des informations. Je doute qu’il ait jamais vraiment cru à un Kuin substantiel, physique. Si Kuin lui était apparu, il en aurait été aussi stupéfait qu’un chrétien du dimanche se retrouvant face au charpentier de Galilée.

Ce qui, je m’empresse de l’ajouter, n’est pas une excuse.

Mais je suis sûr que Whit n’avait jamais envisagé que ces miliciens texans frapperaient à sa porte bien après minuit, rentreraient chez lui comme si c’était chez eux (parce que lui était des leurs) avant de lui soutirer sous la menace de leurs armes l’adresse de l’appartement dans lequel Ashlee et moi vivions.

Janice était présente lors de cette intrusion. Comme elle n’arrivait pas à persuader Whit de ne pas répondre aux questions des intrus, elle a voulu appeler la police. Ses efforts n’ont eu d’autre résultat qu’un coup de crosse qui lui a brisé la mâchoire et la clavicule. Je suis certain qu’ils auraient été tous deux abattus si Whit n’avait promis de garder Janice sous contrôle – il n’avait rien à gagner à porter plainte et je suis sûr qu’il s’est dit qu’il ne pouvait rien faire pour les arrêter – et sans sa potentielle utilité ultérieure pour le mouvement.

Ce que ni Whit ni Janice ne pouvaient savoir, c’est qu’un de ces miliciens portait depuis longtemps un intérêt personnel aux activités de Sue Chopra et Hitch Paley : je veux bien entendu parler d’Adam Mills. Adam avait regagné sa ville natale dans un accès d’antinostalgie, ravi que les fils de sa vie se soient rejoints d’une si étrange et si satisfaisante façon. Je suppose qu’il en retirait une impression de destinée, un intense sentiment d’importance personnelle.

S’il avait connu l’expression, il aurait pu se considérer « en plein dans la turbulence tau ». Adam avait perdu le bout de deux de ses doigts, gelés dans les séquelles de Portillo – et certainement pas par coïncidence, les deux mêmes qu’il avait plus tard soustraits à coups de machette à Hitch. Il avait du coup le sentiment d’être en droit d’agir à sa guise, comme si Kuin l’avait oint en personne.

Durant ces événements, Kait, Dieu merci, dormait dans son appartement au-dessus du garage. Il y avait eu du bruit, mais pas suffisamment pour la tirer du sommeil. Elle n’avait pas été impliquée.

Du moins, pas encore.

Ne pouvant fermer l’œil après la fusillade sur la route, j’ai marché un peu avec Ray Mosely sur le sol jonché d’objets entre la tour du cœur et les abris préfabriqués.

Le camp s’était pour l’essentiel apaisé, et hormis le bourdonnement assourdi des générateurs il y avait peu de bruit. En fait, on pouvait enfin entendre le silence, apprécier son existence, profonde et puissante, hors de la prétention de la lumière.

Je n’avais jamais été intime avec Ray, mais ce voyage nous avait un peu rapprochés. À notre première rencontre, c’était un rat de bibliothèque, genre surdoué des livres manquant de confiance en lui et ne craignant rien davantage que sa propre vulnérabilité. Cela le mettait en permanence sur la défensive, le rendait cassant. Il était toujours ainsi. Mais des années d’abnégation compulsive avaient fait de lui un homme mûr, davantage conscient de ses défauts.

« Tu t’inquiètes pour Sue », a-t-il affirmé.

Je me suis demandé si je devais en parler. Mais nous étions seuls, personne ne pouvait surprendre notre conversation. Il n’y avait que Ray, moi et les lièvres.

« Elle est manifestement sous pression, ai-je dit. Et elle ne le gère pas spécialement bien.

— Tu t’en sortirais mieux, à sa place ?

— Probablement pas. Mais écoute comment elle parle. Tu vois ce que je veux dire. Maintenant, c’est presque tout le temps comme ça. Du coup, on finit par se demander…

— Si elle n’est pas folle ?

— Si la logique qui nous a amenés ici est aussi implacable qu’elle le pense. »