Ray a semblé y réfléchir. Il s’est fourré les mains dans les poches et m’a adressé un sourire triste. « Fais confiance aux maths.
— Ce ne sont pas les maths qui m’inquiètent. On n’est pas là pour les maths, Ray. On est dix ou quinze sauts de foi au-delà.
— Tu n’as pas confiance en elle, c’est ça que tu veux me dire ?
— Pas confiance dans quel sens ? Est-ce que je pense qu’elle est honnête ? Oui. Qu’elle croit bien faire ? Bien sûr qu’elle le croit. Mais est-ce que je me fie à son jugement ? Là, je ne suis pas sûr.
— Tu as pourtant accepté de nous accompagner ici.
— Elle sait se montrer convaincante. »
Ray n’a pas répondu tout se suite, il a plongé le regard dans les ténèbres qui s’étalaient derrière le cadre métallique entourant le cœur tau, pour le fixer sur les broussailles, sur l’herbe sauvage qu’éclairait la lune, sur les étoiles. « Pense à ce à quoi elle a renoncé, Scott. Pense à la vie qu’elle aurait pu avoir. Elle aurait pu connaître l’amour. » Il a eu un faible sourire. « Je sais que mes sentiments pour elle sont évidents. Et je sais qu’ils sont ridicules. Quel putain de cirque. Quelle connerie. Elle n’est même pas hétérosexuelle. Mais l’amour, à défaut du mien, elle aurait pu le connaître avec quelqu’un d’autre. Avec l’une de ces femmes avec qui elle est toujours en train de sortir tout en les ignorant, en les insérant ou en les supprimant du film de sa vie comme on écarte une bobine de réserve du montage final. Mais elle les écarte parce que son travail est important, et plus elle travaille plus il devient important, et maintenant elle s’y consacre tout entière, elle lui appartient. En fait, tout au long de sa vie, chaque pas qu’elle faisait l’approchait d’ici. Je pense même qu’en ce moment, Sue se demande si elle n’est pas en train de délirer.
— Nous lui devons donc le bénéfice du doute ?
— Non, a répondu Ray. Nous lui devons plus que cela. Nous lui devons notre loyauté. »
Toujours aussi désireux d’avoir le dernier mot, c’est ce moment-là qu’il a choisi pour faire demi-tour et rentrer au camp.
Je ne l’ai pas suivi, je suis resté debout, en silence, entre la lune et les projecteurs. À cette distance, le cœur tau avait l’air bien petit. Une toute petite chose avec laquelle faire levier afin d’obtenir un résultat si loin dans le temps.
Quand j’ai trouvé le sommeil, j’ai dormi longtemps et à poings fermés. Je me suis éveillé à midi sous le toit translucide de l’abri gonflable, seul à l’exception de quelques membres de l’équipe de nuit épuisée et d’autres du service de sécurité qui avaient fini leur garde.
Personne n’avait songé à me réveiller. Tout le monde avait été bien trop occupé.
J’ai quitté l’ombre de l’abri et me suis retrouvé sous un soleil de plomb. Le ciel, d’un éclat brutal, ressemblait à un léger vernis bleu tendu entre la prairie et le soleil. Mais c’est le bruit qui m’a tout d’abord frappé. Si vous êtes déjà passé près d’un stade un jour de match, vous connaissez ce grondement que produit une multitude de voix humaines.
Je suis tombé sur Hitch Paley près de la tente-cantine.
« Il y a plus de journalistes qu’on ne s’y attendait, Scotty, m’a-t-il annoncé. On en a toute une foule qui bloque la route. La police des autoroutes essaye de la leur faire dégager. Tu sais qu’on nous a déjà dénoncés, au Congrès ? Les gens se couvrent au cas où on ne réussisse pas.
— Tu crois qu’on a une chance ?
— Peut-être. S’ils nous laissent le temps. »
Mais personne ne voulait nous en laisser. Les milices kuinistes arrivaient par camions entiers, et le lendemain matin la fusillade avait sérieusement commencé.
24
Je connais l’odeur de l’avenir.
En fait, l’avenir abuse du passé ; passé et avenir se mélangent telles deux substances inoffensives qui, une fois combinées, produisent une toxine. L’avenir a une odeur de poussière alcaline et d’air ionisé, de métal brûlant et de glacier. Et aussi pas mal de cordite.
La nuit s’était passée à peu près dans le calme. Ce jour-là, celui de l’arrivée, j’ai été sorti d’une série de sommes épuisés par des coups de feu sporadiques – trop éloignés pour m’inspirer une panique immédiate, assez proches pour que je m’habille en hâte.
Hitch, de retour dans la tente-cantine, mangeait paisiblement dans un bol en carton une ration froide de haricots blancs à la sauce tomate. « Assieds-toi, a-t-il dit. Nous maîtrisons la situation.
— Ça n’en a pas l’air. »
Il s’est étiré et a bâillé. « Ce que tu entends, ce sont les démêlés d’une bande de kuinistes avec la sécurité, le long de la route au sud. Certains sont armés mais tout ce qu’ils veulent, c’est tirer en l’air et brandir le poing. Ce sont des spectateurs, en somme. Et on a un nombre équivalent de journalistes qui cherchent à franchir le grillage pour s’approcher davantage. Les Uniforces les filtrent. Sue veut qu’ils soient près de l’arrivée, mais pas trop près, tu comprends.
— Et trop près, c’est à quelle distance ?
Une question intéressante, n’est-ce pas ? Les ingénieurs et les polars sont tous regroupés à proximité du bunker. On a installé la presse un peu plus loin à l’est. »
Le bunker, ou prétendu tel, était une casemate avec une toiture en bois située à mille cinq cents mètres du cœur, un abri dans lequel Sue avait installé l’équipement de surveillance et d’initiation de l’événement tau. On l’avait équipé de radiateurs destinés à fournir une protection minimum contre le choc thermique, et, au pire, il était défendable contre des armes légères.
Le cœur lui-même restait vulnérable à un point presque ridicule, mais les membres des Uniforces avaient promis de le protéger aussi longtemps qu’ils arriveraient à garder intacts nos périmètres. La bonne nouvelle, c’était que ce rassemblement hétéroclite de kuinistes, plus bas sur la route, ne représentait en rien (selon Hitch) une force supérieure.
« On pourrait bien y arriver, Scotty, a-t-il dit. Avec un peu de chance.
— Comment va Sue ?
— Je ne l’ai pas vue depuis l’aube, mais… comment elle va ? Elle est à cran, oui ! Cela ne me surprendrait pas qu’elle se pète une artère. » Il m’a regardé d’un air bizarre. « Dis-moi… Tu la connais vraiment bien ?
— Je la connais depuis mes études.
— Oui, mais à quel point ? Moi aussi, j’ai bossé longtemps pour elle, mais je ne peux pas pour autant prétendre la connaître. Elle parle de son travail… et c’est tout, du moins avec moi. Elle ne se sent jamais seule, elle n’a jamais peur, elle ne se met jamais en colère ? »
Cette conversation m’a paru incongrue, avec les coups de feu qui éclataient encore sur la route. « Où veux-tu en venir ?
— On ne sait rien d’elle, et pourtant on est là et on fait ce qu’elle nous dit de faire. Plutôt curieux, quand on y songe. »
J’ai trouvé cela curieux aussi, du moins à ce moment-là. Que faisais-je là, en réalité ? Rien sinon risquer ma vie, et certainement pas quelque chose d’utile. Sue n’aurait pas été d’accord avec moi. Tu attends ton heure, aurait-elle affirmé. Tu attends la turbulence.
J’ai pensé à ce que Hitch m’avait dit à Minneapolis, quand il avait froidement déclaré avoir tué des gens. « À quel point nous connaissons-nous les uns les autres ?
— Il fait plus frais ce matin, a dit Hitch. Même au soleil. Tu ne trouves pas ? »
Quelques jours auparavant, Adam Mills s’était présenté à la porte de sa mère avec cinq voyous de ses amis et un assortiment d’armes dissimulées.