Sue fixait le promontoire. Je l’ai imitée.
Un reste de fumée montait du point d’observation uniforce situé là-haut.
« Les journalistes », a-t-elle murmuré.
Bien entendu, il ne s’agissait pas d’authentiques journalistes mais de kuinistes, d’un groupe de miliciens assez intelligents pour s’emparer du camion d’un réseau hors de Modesty Creek et assez futés pour donner le change à nos hommes qui filtraient les médias au portail. (Plus tard, à trente kilomètres de là par la route, on a découvert dans un buisson les cinq véritables reporters du réseau, battus et étranglés.) Une douzaine de kuinistes moins présentables à bord de voitures banalisées avaient été introduits en les prétendant techniciens, leurs armes soigneusement dissimulées au sein d’un chargement d’objectifs, d’appareils de diffusion et d’équipements d’imagerie.
Ils s’étaient tous installés sur le promontoire surplombant le cœur tau, non loin du point d’observation uniforce. En voyant Hitch amener la dernière camionnette au bunker, ils ont compris que l’arrivée ne tarderait plus. Ils ont fait sauter l’avant-poste uniforce et abattu les survivants pour concentrer ensuite leurs efforts sur le cœur tau.
Pâles devant le bleu du ciel, j’ai vu les panaches de fumée sortir de leurs fusils. Ils étaient trop loin du cœur pour pouvoir tirer avec précision, mais des étincelles jaillissaient là où leurs balles frappaient le cadre métallique. Derrière nous, les uniforces qui gardaient le portail ont entrepris de riposter et de demander des renforts par radio. Malheureusement, le gros de nos troupes était massé au portail sud, où la foule kuiniste avait sérieusement commencé à lui tirer dessus.
Je me suis enfin accroupi dans la poussière à côté de Sue. « Le cœur est assez lourdement blindé…
— Le cœur, oui, sans doute, mais les câbles, les connecteurs sont vulnérables… toute l’instrumentation, Scotty. »
Elle s’est levée et a couru vers le bunker. Je n’ai eu d’autre choix que de la suivre, mais j’ai pris le temps de faire signe de venir à Hitch, qui arrivait tout juste et avait dû confondre les coups de feu tirés du promontoire avec les escarmouches au sud. Mais il a compris l’urgence de la situation au vu de l’étrange sauve-qui-peut de Sue.
L’air soudain était beaucoup plus froid, et une rafale de vent a soufflé des plaines sèches, des tourbillons de poussière marchant comme des pèlerins dans le cœur de l’événement tau.
Quand le choc thermique nous est tombé dessus, le bunker chauffé et doublé de béton est devenu plus froid que ne l’avait prédit Sue. Ce froid nous a engourdi les extrémités, nous a glacé le sang et a imposé une étrange et langoureuse lenteur à une séquence d’événements terrifiants. Nous avons tous péniblement enfilé vestes et couvre-chefs thermo-adaptatifs tandis que Hitch fermait hermétiquement la porte derrière lui.
Comme une horloge, le processus d’initiation du cœur tau s’est déroulé. Comme une horloge, il n’était plus sensible à une intervention humaine. Les poings serrés, les techniciens restaient assis près de leurs moniteurs, sans pouvoir rien faire d’autre que prier qu’une balle perdue ne vienne pas interrompre le flot de données.
J’avais vu les câbles et les connecteurs du cœur, isolés au Téflon, gainés de Kevlar et épais comme des lances d’incendie. En dépit des peurs de Sue, je ne pensais pas que des balles normales, tirées d’une telle distance, puissent représenter un danger réel.
Mais les miliciens n’avaient pas apporté que des fusils.
Le compte à rebours était passé sous la barre des cinq minutes lorsque s’est élevé le grondement d’une détonation lointaine. De la poussière est tombée des planches du plafond et les lumières du bunker se sont éteintes d’un coup.
« Ils ont touché un générateur », ai-je entendu dire Hitch, et quelqu’un d’autre a braillé : « On est foutus, complètement foutus ! »
Je ne voyais pas Sue – je ne voyais même rien du tout. L’obscurité était totale. Nous étions presque quarante, entassés dans le bunker derrière ses solides fortifications en terre.
D’évidence, notre générateur de secours n’avait pas rempli son rôle. Les batteries auxiliaires ont rétabli les voyants lumineux des appareils électroniques mais n’ont projeté aucune lumière utilisable. Quarante personnes dans un espace clos et noir. En esprit, je me suis représenté l’entrée, la porte d’acier située en haut d’un escalier en béton à peut-être un mètre de moi, et la direction à prendre pour l’atteindre.
Et à ce moment-là… l’arrivée.
Le Chronolithe s’est enfoncé jusqu’au soubassement.
Un Chronolithe absorbe la matière, il ne la déplace pas, mais l’onde de froid, en brisant des veines d’humidité souterraines, a généré une onde de choc qui a voyagé dans la terre. Le sol a semblé se soulever et retomber. Ceux d’entre nous qui ne s’agrippaient pas à une main courante se sont effondrés. Je pense que tout le monde a hurlé. Un son terrible, bien pire qu’un dommage physique.
Il a fait encore plus froid. Toute sensation a disparu du bout de mes doigts.
Quelqu’un a paniqué, un de nos ingénieurs, et s’est frayé un chemin vers l’écoutille de sortie. J’imagine qu’il voulait simplement revoir la lumière du jour, et que l’extrême intensité de ce besoin lui avait ôté la raison. Je me trouvais assez près de lui pour le distinguer dans la faible lueur émanant des rangées de consoles. Il a trouvé les marches, les a escaladées à quatre pattes et a touché la poignée de la porte. Le levier devait être horriblement froid : l’ingénieur a hurlé au moment où il pesait dessus de tout son poids. La poignée a eu un mouvement convulsif et la porte s’est ouverte vers l’extérieur.
Il n’y avait plus de ciel bleu. Des rideaux de poussière hurlante l’avaient remplacé.
L’ingénieur est sorti en titubant. Le vent, le sable et des granules de glace se sont engouffrés dans le bunker. Sue avait-elle prévu une arrivée aussi brutale ? Peut-être pas… les journalistes alignés à l’est devaient maintenant nager dans la poussière. Et je doutais qu’il reste encore quelqu’un pour tirer des coups de feu depuis le promontoire.
Le choc thermique avait atteint son maximum mais nos températures corporelles continuaient à chuter. La sensation était étrange. On se sentait froid, oui, indiciblement froid, mais d’un froid paresseux, trompeur, anesthésiant. J’ai senti que je tremblais dans mes vêtements protecteurs surmenés. On aurait dit que ce tremblement m’incitait à dormir.
« Restez dans le bunker ! » a crié Sue derrière moi, quelque part au fond de la tranchée. « Vous serez plus en sécurité dans le bunker ! Scotty, ferme cette porte ! »
Mais il n’y a pas eu grand monde parmi les ingénieurs et les techniciens pour suivre son conseil. Ils sont passés devant moi, se répandant dans les hurlements du vent, courant – dans la mesure où le froid leur permettait de courir, car on aurait plutôt dit des valseurs qui ne tenaient plus qu’à grand-peine debout – en direction des véhicules garés en file indienne.
Quelques-uns ont même réussi à monter à bord et à démarrer. Bien que protégés contre le choc thermique, les véhicules ont rugi comme des animaux blessés, leurs pistons grinçant dans les cylindres. Les vents de l’arrivée avaient abattu le grillage d’enceinte et la faction civile de notre convoi a commencé à disparaître entre les dents de la tempête.