L’analyse spectrale de la colonne s’était révélée tout particulièrement frustrante. Le Chronolithe laissait passer et diffractait la lumière dans la zone bleu-vert du spectre visible et, inexplicablement, à quelques longueurs d’ondes harmoniques à la fois dans l’infrarouge et l’ultraviolet. À d’autres fréquences, il était soit totalement réfléchissant – à un point inimaginable –, soit totalement absorbant. Le bilan global de la transmission de lumière semblait nul, mais personne n’en était certain, et cette symétrie présumée défiait elle-même toute explication simple. L’article se poursuivait par des conjectures sur un tout nouvel état de matière, qui constituaient moins une explication qu’un aveu d’ignorance, visiblement formulé ainsi pour éviter de perturber le flot régulier d’argent qui finançait les recherches.
Les conjectures sur la légende figurant à la base du Chronolithe étaient encore plus extravagantes et encore moins instructives. Pouvait-on vraiment « voyager dans le temps » sur le plan pratique ? La plupart des experts pensaient que non. Peut-être dans ce cas l’inscription était-elle une forme de camouflage, de la désinformation. Le nom « Kuin » lui-même recelait incroyablement peu d’informations. S’il s’agissait d’un nom propre, il pouvait être chinois, ou plus probablement hollandais, encore que le mot figurait aussi dans les vocabulaires finnois et japonais. Il existait même au Pérou une tribu indigène nommée les Huni Kuin, qu’il semblait cependant difficile de tenir pour responsable.
L’autre possibilité – qu’un seigneur de la guerre asiatique, vivant vingt petites années dans le futur, ait créé un monument célébrant une victoire mineure et l’ait projeté dans son passé récent – était tout bonnement trop ridicule pour qu’on puisse y croire. (Cela peut maintenant sembler témoigner d’un singulier manque de perspicacité, mais n’oublions pas que la communauté scientifique avait déjà dû avaler un certain nombre d’absurdités manifestes quant à la pierre de Kuin… D’où probablement sa réticence face à cette impossibilité ultime. On utilisait le mot « impossible » avec moins de scrupule, à l’époque.)
Telle était l’opinion générale à l’automne 2021.
J’avais acheté le journal local dans un but plus terre à terre. J’ai coché dans ses petites annonces immobilières les locations disponibles à proximité de l’anneau des consortiums de conception numérique suburbains. Cette liste de possibilités et quelques pots-de-vin m’ont permis de trouver un logement dès le mercredi suivant, un F1 dans un immeuble sans ascenseur très légèrement à l’ouest de l’enclave agricole des Twin Cities[2]. Comme l’appartement n’était pas meublé, j’ai acheté une chaise, une table et un lit. Tout achat supplémentaire aurait constitué un aveu d’installation définitive. J’ai décidé que j’étais « de passage ». Ensuite, je me suis mis à la recherche d’un emploi. Je n’ai pas appelé Janice, du moins pas tout de suite : je voulais d’abord avoir quelque chose à lui montrer en gage de ma crédibilité, par exemple un salaire. S’il avait existé une Médaille d’Honneur du Bon Citoyen, je me serais mis sur les rangs pour l’obtenir.
Bien entendu, tout cela n’a servi à rien. On ne peut réparer le passé, et je suis à peu près sûr que le lecteur comprend cela. La jeune génération le comprend mieux que mes pairs n’y sont jamais parvenus. Ils ont été forcés d’assimiler cette notion.
3
En février 2022, Janice et Kaitlin ont déménagé dans un agréable logement coopératif de banlieue, loin du travail de Janice mais au voisinage des bonnes écoles. Le divorce, prononcé en décembre, m’accordait la garde de Kaitlin en moyenne une semaine par mois.
Janice s’était montrée raisonnable sur le partage de Kait, et j’avais pas mal vu ma fille depuis l’automne. Je devais justement l’avoir ce samedi-là. Mais un « jour passé ensemble » accordé par un jugement de divorce n’est pas un « jour passé ensemble » ordinaire. C’est quelque chose d’autre. Quelque chose d’étrange, d’embarrassant et d’inconfortable.
J’ai sonné chez Janice à neuf heures moins le quart, par un samedi matin ensoleillé mais d’un froid brutal. Janice m’a invité à l’intérieur et informé que Kait regardait les dessins animés du matin chez une amie en attendant l’heure convenue.
Une agréable odeur de moquette neuve et de petit déjeuner flottait dans l’appartement coopératif. Janice, vêtue du jean et de la blouse qu’elle portait les matins de week-end, m’a servi une tasse de café. J’avais l’impression qu’elle et moi étions parvenus à une espèce de rapprochement… voire que nous aurions pu apprécier de nous revoir, sans ce bagage de souffrances et de récriminations que chacun de nous mettait en présence de l’autre. Et sans l’affection meurtrie, les espoirs perdus et les peines muettes.
Janice s’est assise de l’autre côté de la table basse, sur laquelle elle laissait traîner, comme par désinvolture, quelques-unes de ses antiquités. Elle collectionnait les magazines imprimés du siècle dernier : Life, Time, etc. Ils reposaient là dans leur emballage de plastique rigide, comme une publicité pour une époque révolue ou des talons de billets du Titanic. « Toujours chez Campion-Miller ? m’a-t-elle demandé.
— On m’a renouvelé mon contrat pour six mois. » Et accordé une prime de réembauche de trois mille dollars. À ce rythme, mon revenu net allait tôt ou tard passer directement de celui de débutant à celui de subalterne. J’avais dépensé la majeure partie de cette prime dans un panneau de divertissement 16/9 afin que Kait et moi puissions regarder des films ensemble. Jusqu’à Noël, je n’avais pour cela que la station portable sur laquelle je travaillais.
« Ça ressemble à du long terme, alors.
— Pour l’instant, oui. » J’ai pris une gorgée de la tasse quelle m’avait donnée.
« Ton café est infect, à propos.
— Ah oui ?
— Tu n’as jamais su en faire du bon. »
Elle a souri. « Et c’est maintenant que tu me le dis ?
— Mm-mm.
— Mon café t’a débecté pendant toutes ces années ?
— Je n’ai pas dit qu’il me débectait, juste qu’il était mauvais.
— Tu n’en as jamais refusé une tasse.
— Non, c’est vrai. »
Kait est rentrée de chez les voisins – elle a franchi en trombe la porte d’entrée, bottes en plastique dégoulinantes aux pieds et veste d’hiver plissée sur le dos. Ses lunettes se sont embuées en un instant. Elle en portait depuis peu. Elle ne souffrait que d’une légère myopie, mais n’avait pas encore atteint l’âge où cela s’opérait. Elle a essuyé ses verres de ses doigts et m’a regardé comme un hibou.
Avant, elle me souriait toujours largement quand elle me voyait. Elle me souriait encore. Mais plus aussi souvent.
« Tu as vu tes dessins animés, ma chérie ? a demandé Janice.
— Non. » Les yeux de Kait restaient plantés dans les miens. « M. Levy voulait voir les infos. »
Il ne m’est pas venu à l’esprit de demander pourquoi le voisin de Janice avait tenu à regarder les infos.
Remarquez, si j’avais posé la question, je me serais sans doute privé d’un après-midi avec Kait.
« Amuse-toi bien avec Papa, a dit Janice. Tu n’as pas besoin de passer aux toilettes avant d’y aller ?
— Non ! a répliqué Kaitlin, choquée par cette indélicatesse.