À l’ouest, là où le Chronolithe devait se trouver, je ne voyais qu’un mur de brouillard et de poussière.
Je me suis hissé en haut de l’escalier et ai refermé l’écoutille. L’ingénieur avait laissé un bout de peau sur le levier glacé. J’y ai laissé un peu de la mienne.
Sue a mis la main sur quelques lampes à piles et a entrepris de les allumer. Nous n’étions plus qu’une douzaine dans le bunker.
Dès que nous avons eu de la lumière, Sue s’est effondrée à l’autre bout de la pièce contre un des appareils de télémétrie inertes. Je l’ai rejointe d’un pas chancelant. J’ai failli lui tomber dessus. Nos bras se sont touchés, et sa peau était d’un froid atroce (la mienne aussi, je suppose). Ray se trouvait à proximité mais avait les yeux fermés et ne semblait conscient que par intermittence. Accroupi près de la porte, Hitch s’obstinait à rester sur le qui-vive.
Sue a posé sa tête sur mon épaule.
« Ça n’a pas marché, Scotty, a-t-elle murmuré.
— On en parlera plus tard.
— Mais ça n’a pas marché. Et si ça n’a pas marché…
— Chut. »
Le Chronolithe avait atterri. Le premier à atterrir sur le sol américain… et d’une taille plutôt conséquente, à en juger par les effets secondaires. Sue avait raison : nous avions échoué.
« Mais Scotty…», a-t-elle prononcé d’une voix dans laquelle perçait une fatigue et une perplexité infinies, « si cela n’a pas marché… qu’est-ce que je fais ici ? À quoi je sers ? »
J’ai cru à une question purement rhétorique. Mais Sue n’avait jamais été plus sérieuse.
25
Je suppose que lorsque l’histoire permettra un certain degré d’objectivité, quelqu’un s’essaiera à une évaluation esthétique des Chronolithes.
Si indécent que cela paraisse, on peut considérer les monuments comme des œuvres d’art, toutes différentes et chacune avec ses particularités.
Certains sont rudimentaires, comme le Kuin de Chumphon : relativement petit, sans détails, tel un bijou en sable coulé, un travail de novice. D’autres, plus finement sculptés (sans pour autant se départir d’une généricité sinistre digne des œuvres du réalisme soviétique), méritent plus d’attention. Ainsi les Kuins d’Islamabad et de Capetown, qui le représentent en géant aimable d’une bienveillante masculinité.
Mais les Chronolithes les plus caractéristiques sont les monstres, ceux qui ont ravagé de grandes villes. Le Kuin de Bangkok, à cheval sur les eaux brunes et grossières du Chao Phraya ; le Kuin de Bombay, enveloppé d’une toge ; le Kuin de Jérusalem, sévère et patriarcal, qui semble embrasser les religions du monde malgré les reliques religieuses gisant éparpillées à ses pieds.
Le Kuin du Wyoming les surpassait tous. Sue ne s’était pas trompée quant à la portée de ce monument. C’était le premier Chronolithe américain, une proclamation de victoire au cœur d’une grande puissance occidentale, et s’il se manifestait dans ce désert rural par respect pour les grandes villes américaines, il n’en constituait pas moins un symbole audacieux sur lequel on ne pouvait se tromper.
Le choc thermique a fini par s’atténuer. Nous nous sommes secoués pour sortir de notre torpeur et avons peu à peu pris conscience de ce qu’il s’était produit, de ce que nous n’avions pas réussi à obtenir.
Fidèle à lui-même, Hitch a immédiatement consacré son énergie à rester en vie. « Tout le monde debout ! a-t-il ordonné d’une voix rauque. Il faut qu’on s’éloigne le plus possible avant que les kuinistes viennent nous chercher, et ils ne vont sûrement pas tarder. Surtout qu’il faut qu’on évite la grand-route. »
Sue a hésité, le regard fixé sur les appareils branchés sur batterie qui s’alignaient contre le mur du bunker. Ils clignotaient sans aucune cohérence, avides de données à traiter.
« C’est valable pour toi aussi, lui a dit Hitch.
— Ça pourrait avoir de l’importance, a-t-elle répondu. Certains chiffres ont crevé des plafonds.
— Au diable les chiffres. » Il nous a conduits à la porte d’une démarche qui manquait d’assurance.
Sue a gémi en voyant le Chronolithe qui se dressait à l’assaut du ciel.
Ray l’a suivie en haut des marches et j’ai emboîté le pas à Hitch. À peine sorti, l’un des ingénieurs restants, un homme aux cheveux gris nommé MacGruder, est tombé à genoux en un geste de vénération pure, quoique involontaire.
Le Kuin… eh bien, il défiait toute description.
Il était immense et véritablement magnifique. Il dépassait le point culminant des environs : le promontoire rocheux sur lequel les saboteurs avaient pris position. Du cœur tau et de ses structures attenantes, il ne restait bien entendu pas la moindre trace. La couche de glace enrobant le Chronolithe se détachait déjà – l’air ambiant n’avait recelé que peu d’humidité –, ce qui aurait révélé les détails du monument sans les brumes qui se sublimaient sur sa surface. Couronné de son propre nuage, il se dressait avec majesté, immense, à la hauteur d’une montagne. De là où nous nous tenions, l’expression sur le visage de Kuin était oblique tout en suggérant la suffisance, le contentement de soi, la confiance sereine d’un conquérant arrogant.
Des cristaux de glace ont fondu et sont tombés autour de nous en une petite brume froide. Le vent tournait de façon erratique, un coup chaud, un coup frais.
Le principal groupe de kuinistes s’était rassemblé au sud du site. Beaucoup avaient été mis hors de combat par le choc thermique, mais le grillage d’enceinte filait là-bas à plus de trois kilomètres du point d’atterrissage, et à en juger par le renouveau de coups de feu, il leur restait assez d’énergie pour occuper les uniforces. Les soldats plus proches de nous, qui avaient survécu grâce à leurs équipements isothermes, semblaient hésitants, perdus. Leurs appareils de communication hors service, ils ralliaient les restes aplatis du portail est.
Aucune trace des miliciens qui avaient désactivé le cœur tau.
Ray a conseillé aux derniers ingénieurs et techniciens qui se traînaient hors du bunker de rester à proximité des uniforces. Visiblement, les journalistes à l’abri du bunker avaient eu une autre idée : leurs camionnettes blindées franchissaient à toute vitesse le portail à terre. Ils diffusaient sans doute déjà l’image stupéfiante de ce grand et nouveau Kuin du Wyoming qu’ils avaient filmé. Notre échec était patent.
« Aide-moi à faire monter Sue dans la camionnette », m’a demandé Ray.
Sue ne pleurait plus, mais elle gardait les yeux fixés sur le Chronolithe, en s’appuyant sur Ray. Elle a murmuré : « Ce n’est pas juste…
— Bien sûr que ce n’est pas juste. Allez, Sue, viens. Il faut partir. »
Elle s’est dégagée de la main de Ray. « Non, je veux dire : ce n’est pas juste. Les mesures sont montées très haut. Il me faut un sextant. Et une carte. Il y en a une topographique dans la camionnette, mais… Hitch ! »
Hitch s’est retourné.
« Il me faut un sextant ! Demande à un des ingénieurs !
— Bordel, un quoi ?
— Un sextant ! »
Hitch a dit à Ray de démarrer la camionnette pendant qu’il se dépêchait de revenir muni d’un sextant numérique et d’un tripode trouvés dans le véhicule de relèvements. Sue a monté l’instrument malgré les rafales de vent et a gribouillé des chiffres dans son carnet. Ray a dit avec douceur mais fermeté : « Je ne crois pas que cela ait encore de l’importance.
— Quoi donc ?