— De prendre des mesures.
— Je ne le fais pas pour le plaisir », a-t-elle répliqué d’un ton cassant. Mais elle s’est effondrée dans les bras de Ray en essayant de replier le tripode, et nous l’avons portée dans la camionnette.
J’ai ramassé son carnet dans la boue glacée.
Hitch a pris le volant tandis que Ray et moi placions un coussin sous la tête et une couverture sur le corps de Sue. Les troupes uniforces nous ont fait signe de nous arrêter. L’air nerveux, un garde armé d’un fusil s’est penché à la fenêtre et s’est adressé à Hitch. « Monsieur, je ne peux garantir votre sécurité…
— Ouais, je sais », a répondu Hitch en redémarrant aussitôt. Nous serions plus en sécurité – Sue serait plus en sécurité – très loin de là. Hitch a coupé dans les plaines sur l’une des petites routes locales. Il y avait des sentiers terreux qui, pour la plupart, aboutissaient en cul-de-sac à des ranchs désertés ou des abreuvoirs à sec. Un itinéraire d’évasion peu prometteur. Mais Hitch avait toujours préféré les petites routes.
Malgré sa protection poussée contre le froid, notre moteur avait souffert du choc thermique. À la tombée de la nuit, la camionnette renâclait et s’épuisait. Nous approchions alors d’un abri en briques de mâchefer surmontées d’un grossier toit de tôle. Nous nous y sommes arrêtés, non parce que la construction nous a semblé un tant soit peu accueillante – la saison des pluies était passée année après année par ses fenêtres vides ; des générations de rats des champs avaient construit puis abandonné des nids à l’intérieur – mais parce qu’elle nous permettrait de masquer notre présence et dissimulerait la camionnette aux premiers regards. Au moins, nous avions mis quelques kilomètres derrière nous.
N’ayant rien d’autre à faire, nous nous sommes blottis les uns contre les autres à l’intérieur du véhicule et avons cherché le sommeil, tandis qu’un vent frais peignait l’herbe sauvage et qu’au loin le soleil se couchait derrière l’imposante silhouette de Kuin. Nous n’avons pas eu à chercher bien longtemps, étant tous épuisés. Même Sue a dormi, alors qu’elle avait vite récupéré de son malaise et s’était montrée assez fringante pendant que nous roulions vers l’est.
Elle a dormi toute la nuit et s’est levée à l’aube.
Au matin, Hitch a ouvert le capot de la camionnette pour lancer les diagnostics intégrés. Ray Mosely a sourcillé au bruit, mais s’est retourné et rendormi.
Je me suis réveillé affamé et le suis resté (nous n’avions que des rations d’urgence), j’ai dépassé le mur à la peinture écaillée de l’abri et j’ai marché jusqu’à la prairie sur laquelle Sue avait redéployé notre tripode et notre sextant.
L’outil de géomètre était pointé sur le Chronolithe dans le lointain. Sue avait déplié et posé à ses pieds une carte topographique, qu’un caillou sur chaque coin maintenait en place. Une brise fraîche a ébouriffé les boucles de sa chevelure. Malgré ses vêtements poussiéreux et ses énormes verres maculés, et si incroyable que cela paraisse, elle a réussi à sourire en me voyant.
« ’jour Scotty », m’a-t-elle salué.
Colonne de glace se découpant devant le bleu embrumé de l’horizon, le Chronolithe attirait l’œil comme l’attire tout ce qui est incongru ou choquant. Depuis son piédestal, le Kuin du Wyoming braquait son regard vers l’est, presque droit sur nous.
Il nous vise, ai-je pensé. Comme une flèche. « Tu arrives à découvrir du nouveau ? me suis-je enquis en évitant de paraître trop ironique.
— Oh que oui. » Elle s’est tournée vers moi, un sourire étrange aux lèvres. Un sourire à la fois heureux et triste. Elle avait les yeux brillants et grands ouverts. « Trop. Beaucoup trop.
— Sue…
— Non, ne dis rien de pragmatique. Je peux te poser une question ? »
J’ai haussé les épaules.
« Si tu faisais tes bagages pour un voyage dans le futur, Scotty, qu’est-ce que tu emporterais ?
— Qu’est-ce que j’emporterais ? Je n’en ai aucune idée. Et toi ?
— J’emporterais… un secret. Tu peux garder un secret ? » Sa question m’a troublé. Ma mère me posait la même quand elle commençait à sombrer dans la démence. Elle se penchait sur moi telle une ombre malveillante pour me demander : « Tu peux garder un secret, Scotty ? »
Et chaque fois, ce secret consistait en une accusation paranoïaque : les chats lisaient dans ses pensées, le gouvernement essayait de l’empoisonner, mon père était un imposteur.
« Allons, Scotty, a dit Sue, ne me regarde pas comme ça.
— Si tu me le confies, ce ne sera plus un secret.
— Tu as raison. Mais il faut que je le dise à quelqu’un. Pas à Ray, parce qu’il est amoureux de moi. Ni à Hitch, parce que lui n’est amoureux de personne.
— Que d’énigmes…
— C’est vrai. Je ne peux pas m’en empêcher. » Elle a jeté un coup d’œil au loin vers la colonne bleue du Kuin. « Nous n’avons peut-être pas beaucoup de temps.
— Pas beaucoup de temps pour quoi ?
— Ça ne va pas durer, je voulais dire. Le Chronolithe. Il n’est pas stable. Il est trop énorme. Regarde-le, Scotty. On dirait qu’il frémit, tu ne trouves pas ?
— À cause de la chaleur qui monte de la plaine. Simple illusion d’optique.
— Oui, aussi. Mais pas seulement. J’ai vu, revu, re-revu les chiffres. Ceux qui crevaient les plafonds, au bunker. Ces chiffres-là. » Ceux de son carnet. « J’ai triangulé sa hauteur et son rayon, du moins à peu près. Et j’ai beau lésiner sur les estimations, il dépasse toujours de loin la limite.
— Quelle limite ?
— Tu ne te souviens pas ? Un Chronolithe trop gros devient instable – si j’avais pu publier l’article, on aurait peut-être appelé ça la limite de Chopra. » Son étrange sourire s’est évanoui et elle a détourné le regard. « Je suis peut-être trop vaniteuse pour le travail que j’ai à faire. Je ne dois pas laisser cela se produire. Il faut que je sois humble, Scotty, Parce que Dieu sait que je vais être humiliée.
— Tu disais penser que le Chronolithe allait s’autodétruire…
— Oui. Dans la journée.
— Je ne vois pas en quoi cela sera un secret.
— Non, bien sûr, mais la cause en sera un. La limite de Chopra, c’est mon travail. Je ne l’ai partagé avec personne, et je doute que quelqu’un d’autre se livre en ce moment à des calculs de triangulation. Le Kuin ne durera pas assez longtemps pour qu’on puisse le mesurer avec précision. »
L’écouter finissait par me rendre nerveux. « Sue, même si tout cela est vrai, les gens sauront…
— Ils sauront quoi ? Que le Chronolithe a été détruit et que nous étions justement là pour essayer de le détruire, et c’est tout. Ils en tireront la conclusion la plus logique : nous avons réussi, encore qu’avec un peu de retard. La vérité sera notre secret.
— Mais pourquoi un secret ?
— Parce qu’il ne faut pas que je le dise, Scotty, et toi non plus. Nous devons emporter ce secret au moins vingt ans et trois mois dans le futur, sinon ça ne marchera pas.
— Merde, Sue… Qu’est-ce qui ne marchera pas ? »
Elle a cligné des yeux. « Pauvre Scotty. Tu ne comprends pas. Je vais t’expliquer. »
Voici ce que j’ai compris de son explication :
Nous n’avions pas été vaincus.
Beaucoup de journalistes n’avaient très probablement pas fini de rendre compte de l’arrivée, et ceux-là assisteraient aussi – dans quelques heures si ce n’est quelques minutes – à l’effondrement spectaculaire du Chronolithe. La diffusion de cette image interromprait (selon Sue) la boucle de rétroaction et ferait voler en éclats l’aura d’invincibilité de Kuin. Vainqueur ou pas, Kuin ne serait plus le destin. Il serait réduit au statut d’ennemi.