Mais j’ai été plus rapide que lui.
Le recul a rejeté ma main en arrière.
Ai-je tué Hitch Paley ?
Je ne suis pas un témoin objectif. Je témoigne pour ma propre défense. Mais je suis enfin honnête, maintenant que j’approche du terme de ma vie. Je n’ai plus de secrets à garder.
Le pistolet a reculé. La balle était dans l’air, au moins, puis…
Puis tout a été dans l’air.
Brique, mortier, bois, métal, la poussière des âges. Mon propre corps, un projectile. Hitch, et le cadavre de Ray Mosely. Ray, qui avait beaucoup trop aimé Sue pour la laisser faire ce qu’elle avait à faire ; et Hitch, qui lui n’aimait personne du tout.
Ai-je assisté (on m’a posé la question) à la destruction du Chronolithe ? À l’effondrement brutal du Kuin du Wyoming ? Ai-je vu la lumière brillante, ai-je senti la chaleur ?
Non. Mais quand j’ai rouvert les yeux, des morceaux du Chronolithe tombaient du ciel, tombaient tout autour de moi. Des morceaux de la taille de cailloux, redevenus matière conventionnelle et fondus par la chaleur de leur extinction en larmes d’un bleu vitreux.
26
En s’effondrant, le Chronolithe a dégagé une immense énergie et provoqué la propagation d’une onde de choc – plus de vent que de chaleur, mais quand même beaucoup de chaleur ; plus de chaleur que de lumière, mais assez de lumière pour vous aveugler.
L’abri de mâchefer a perdu son toit et ses murs nord et ouest. Le souffle m’en a éjecté et j’ai repris connaissance à quelques mètres des fragments encore debout.
Pendant quelque temps, je n’ai été tout à fait cohérent ni conscient. Ma première pensée a été pour Sue, mais elle avait disparu. Comme Adam Mills, comme ses hommes et leurs motos, même si (plus tard) j’ai découvert une moto Daimler, le réservoir fendu, capotée et abandonnée dans les broussailles, ainsi qu’un casque, un seul, non loin d’un exemplaire en lambeaux du Cinquième Cavalier.
Sue s’est-elle livrée aux kuinistes dans les séquelles de l’explosion ? À mon avis, oui. L’onde de choc n’aurait a priori pas été mortelle pour quelqu’un à l’air libre. C’est à l’écroulement de l’abri de pierres que je devais ma commotion et mon épaule gauche démise, non à l’onde de choc elle-même. Sue se tenait alors dans l’embrasure de la porte, qui avait tenu bon.
J’ai trouvé Hitch et Ray à moitié enfouis dans les ruines, visiblement morts.
J’ai passé plusieurs heures à essayer de les dégager avec ma main valide avant de comprendre que je m’épuisais en vain. Histoire de manger un peu, j’ai alors récupéré quelques rations déshydratées dans la camionnette sens dessus dessous. La nourriture passait mal, mais je suis parvenu à en ingérer une petite partie.
Quand j’ai essayé mon téléphone, je n’ai eu qu’un fracas de bruit et un message « pas de signal » déformé qui dérivait sur l’écran comme sur une vague de plus en plus obscure.
Le soleil s’est couché. Le ciel a pris une teinte indigo puis noire. De l’horizon, à l’ouest, de là où s’était dressé le Chronolithe, me parvenait la lueur vive de feux de brousse.
Je me suis détourné et suis parti dans l’autre direction.
27
Il y a peu, j’ai visité deux endroits importants : le cratère du Wyoming et les chantiers navals de Boca Raton. L’un, un lac pollué par les souvenirs, l’autre une passerelle vers une mer plus grande.
Et je me suis dit…
Mais non, j’y reviendrai plus loin.
Ashlee était sortie de l’hôpital quand j’ai enfin pu regagner Minneapolis.
J’avais moi-même séjourné à l’hôpital, du moins dans une petite clinique d’urgences de nuit à Pine Ridge. Trois jours d’errance avec une blessure à la tête au fin fond du Wyoming m’avaient laissé brûlé par le soleil, affamé et trop affaibli pour grimper le moindre escalier, même en me reposant à chaque marche. J’avais le bras gauche en écharpe.
Ashlee n’avait pas eu autant de chance.
Elle m’avait prévenu, bien entendu, mais je ne m’attendais pas à ce que j’ai découvert lorsqu’en m’entendant rentrer dans notre appartement, elle m’a appelé de la chambre.
Les draps d’un blanc de neige dissimulaient les tourments infligés à son corps – les brûlures, les contusions. Mais je n’ai pu réprimer une grimace en voyant son visage.
Je ne dresserai pas l’inventaire des dommages. Je me suis convaincu que cela guérirait, que le sang répandu derrière ces bleus disparaîtrait, que la peau déchirée se réparerait autour des sutures et que le jour viendrait bientôt où elle pourrait ouvrir complètement les yeux.
Elle m’a regardé de derrière deux fentes violettes. « C’est si moche que ça ? » a-t-elle demandé.
Il lui manquait des dents.
« Ashlee, je suis vraiment désolé. »
Elle m’a embrassé, malgré ses blessures, et mon bras endommagé ne m’a pas empêché de la serrer légèrement contre moi.
Elle a commencé à s’excuser aussi. Elle avait eu peur que je ne lui pardonne pas d’avoir fini par céder et par révéler à Adam Mills où j’étais parti. Dieu sait combien je voulais lui demander pardon de l’avoir laissée subir cela.
Mais j’ai posé mon doigt, doucement, tout doucement, sur ses lèvres tuméfiées. Pourquoi honorer l’horreur de nos récriminations ? Nous avions survécu. Nous étions ensemble. Cela suffisait.
Ce que je n’avais pas su – pas avant d’avoir enfin réussi à contacter Ashlee –, c’est que Morris Torrance n’avait pas abandonné son poste devant l’immeuble.
Adam Mills avait repéré Morris et compris qu’il gardait l’immeuble, aussi avait-il fait entrer ses hommes par-derrière pour éviter de donner l’alerte. Morris avait appelé Ash peu avant l’arrivée d’Adam, l’avait située dans l’appartement, et n’avait détecté par la suite aucune activité suspecte. À minuit passé, il était rentré dormir quelques heures au Marriott. Il portait une balise d’alerte au cas où Ashlee aurait besoin de lui entre-temps. La balise ne s’est pas déclenchée. Au matin, il a rappelé Ash mais n’a pu passer sa routine de filtrage. Il s’est aussitôt rendu à l’appartement, y est arrivé peu de temps après Kait, et a réitéré en vain son appel téléphonique. Très inquiet, Morris a sonné chez Ashlee de la porte de l’immeuble, en prenant soin de se tenir hors du champ de la caméra.
Elle a répondu avec retard et d’une voix embrouillée. Morris lui a dit appartenir à un service de livraison de colis et avoir besoin de sa signature sur son ardoise.
Ash, qui avait dû reconnaître sa voix, lui a répondu ne pas pouvoir venir à la porte pour le moment et lui a demandé si cela lui poserait un problème de repasser plus tard.
Aucun problème, sauf que le paquet était indiqué « marchandises périssables ».
Tant pis, a dit Ashlee.
Morris a coupé la communication. Par téléphone, il a signalé une agression en cours à la police puis s’est introduit dans le hall avec la clé que je lui avais confiée. Il s’est (illégalement) prétendu agent fédéral auprès du gardien de l’immeuble pour obtenir de lui un passe-partout qui lui permettrait d’accéder à l’appartement.
Pleinement conscient du temps que pourrait mettre la police pour réagir, il a décidé de ne pas attendre. Il a pris l’ascenseur jusqu’à notre étage, a rappelé l’appartement pour que la sonnerie du téléphone masque le bruit de la clé dans la serrure, et a pénétré chez nous l’arme au poing. Il était, il me l’avait souvent dit, un agent à la retraite sans aucune expérience du terrain. Mais il avait été formé et n’avait pas oublié son entraînement.