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— Très bien. » Janice s’est redressée et m’a regardé.

« Tu me la ramènes à huit heures, Scott ?

— Tapantes », ai-je promis.

Nous sommes partis dans ma voiture d’occasion, que les protocoles de proximité ont soigneusement insérée dans le trafic intense du samedi. J’avais promis à Kaitlin de l’emmener dans un parc d’attractions, et déjà elle passait de l’allégresse à l’abattement et vice versa, remplissant de son caquetage de longues portions du trajet avant de se laisser aller sur le dossier avec une expression désespérée genre on n’est toujours pas arrivés ?

Pendant ses silences, j’examinais ma conscience… mais avec prudence, comme lorsqu’on manipule un serpent venimeux, même s’il est sous sédatifs. Je me suis regardé avec les yeux de Janice et j’ai vu (revu) l’homme qui les avait emmenées, sa fille et elle, dans un pays du tiers-monde, celui à cause de qui elles avaient failli y rester coincées, celui qui les avait exposées à une culture de plage expatriée qui ne manquait certes ni de couleur ni d’intérêt, mais en même temps ravagée par la drogue, dangereuse et irrémédiablement improductive.

Le qualificatif le plus aimable pour un tel comportement est « irréfléchi ». Parmi ses synonymes : « égoïste » et « imprudent ».

Avais-je changé ? Eh bien, peut-être. Mais je devais toujours plusieurs milliers de dollars à Hitch Paley (même si je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis six mois et me prenais à espérer ne plus jamais en avoir), et une existence dans laquelle figurait Hitch Paley ne pouvait, par définition, être stable.

Pourtant, Kaitlin était là, avec moi, saine et sauve, à rebondir de temps en temps sur le siège de la voiture tel un singe capucin en harnais. Je lui avais appris à nouer ses lacets. Je lui avais montré la Croix du Sud, par une nuit sans nuages à Chumphon. J’étais son père, et elle tolérait ma présence de bon cœur.

Nous avons passé trois heures au parc, assez pour l’épuiser. Elle a été fascinée, et un peu intimidée, par les clowns dont les costumes et le maquillage s’adaptaient morphologiquement aux personnages. Elle a englouti une quantité impressionnante de nourriture du parc, assisté à deux Surround Adventures d’une demi-heure, et s’est endormie à peine assise dans ma voiture.

Arrivé dans mon appartement, j’ai allumé les lumières pour tenir à l’écart le crépuscule d’hiver qui descendait sur la plaine. J’ai préparé le repas en réchauffant du poulet surgelé et des haricots, de la nourriture de prolo mais qui a embaumé ma petite cuisine, et nous avons regardé des téléchargements en dînant. Et même si Kaitlin n’a pas beaucoup parlé, nous étions bien.

Chaque fois qu’elle tournait la tête vers la droite, elle m’exposait son oreille sourde, confortablement nichée dans sa chevelure dorée. L’oreille n’était pas déformée outre mesure, juste froncée à l’endroit où un tissu cicatriciel rosé avait remplacé la chair rongée par les bactéries.

Un appareil acoustique semblable à un minuscule coquillage poli équipait l’autre oreille de Kaitlin.

Après le dîner, j’ai lavé la vaisselle et, à force de cajoleries, réussi à persuader Kaitlin de lâcher les dessins animés pour basculer sur les infos.

Bangkok faisait la une.

« C’est ça », a dit Kaitlin d’un ton acerbe à son retour de la salle de bains, « que M. Levy voulait voir. »

Vous l’avez deviné, il s’agissait du premier des Chronolithes à ravager une ville, de la première annonce que les événements en Asie du Sud-Est ne se limitaient plus à une simple anecdote digne de Stranger Than Science.

Je me suis assis à côté de Kaitlin et l’ai laissée se blottir contre ma poitrine pendant que je regardais.

L’émission l’a tout de suite ennuyée. Les enfants de son âge manquent de contexte : pour eux, tout ce qu’on voit à la vidéo se vaut. Et ils sont avares de leur attention. Les vues d’hélicoptère montrant les alentours du fleuve, en ruine et recouverts de glace fumante dans la lumière du soleil, l’ont impressionnée, et même désorientée. Mais il n’y avait que très peu de séquences de ce genre, et du coup les chaînes d’information les diffusaient en boucle sur un brouhaha mêlant estimations du nombre de victimes et « interprétations » vides de sens. L’atmosphère de confusion, de peur et d’incrédulité qui imprégnait les commentaires l’a renfrognée quelques minutes de plus, mais elle a bientôt fermé les yeux et sa respiration s’est transformée en petits ronflements flegmatiques.

On y est allés tous les deux, Kait, ai-je pensé. Vus d’en haut, les décombres de Bangkok ressemblaient à une carte routière mal imprimée, j’ai reconnu les méandres du Chao Phraya à travers la ville, le quartier Rattanakosin dévasté et l’ancienne Cité royale, où le Klong Lawd se jette dans le fleuve. Cette zone verte était probablement ce qu’il restait du parc Lunipini. Mais le quadrillage des rues avait été réduit à un terrain vague incompréhensible empli de briques, de poutrelles, de fer-blanc et de carton sur de l’asphalte épaissi de givre, le tout scintillant de glace et balayé par le brouillard. La glace n’avait pas empêché un certain nombre de conduites de gaz brisées de s’embraser, créant des îlots de flammes au milieu des débris gelés. Il y avait eu énormément de victimes, comme les commentateurs ne se lassaient pas de le répéter. Une partie des gros objets que l’on voyait partout dans les rues ne pouvait guère être que des cadavres humains.

Sauf à aller dans les faubourgs, il n’y avait qu’une seule structure intacte, dressée au cœur même du désastre : le Chronolithe.

Il ne ressemblait pas beaucoup à celui de Chumphon. Il était plus haut, plus majestueux, avec des détails plus complexes et une facture plus fine. Mais je n’ai pas manqué de reconnaître, là où le givre une fois disparu la rendait visible, sa surface bleue translucide, sa peau singulière et indifférente.

Le monument était « arrivé » (d’une manière explosive) à la nuit tombée, heure de Bangkok. Les séquences qu’on nous montrait étaient plus récentes : certaines avaient été filmées au cours de cette nuit de chaos ; la plupart dataient du matin. Petit à petit, les chaînes d’information ont relayé davantage de prises de vue aériennes. On nous a montré une sorte de montage dans lequel le nouveau Chronolithe se dépouillait de sa couverture d’humidité condensée et gelée pour évoluer de ce qu’il semblait être – une colonne blanche d’un volume inhabituel et d’une taille monstrueuse – à ce qu’il était en réalité : la représentation stylisée d’une silhouette humaine.

En le voyant, on songeait aussitôt aux monuments publics de la Russie stalinienne, comme la Victoire ailée à Leningrad. Ou bien au Colosse de Rhodes, jambes écartées au-dessus du port. À ces structures intimidantes par leur taille démesurée mais aussi par l’extrême froideur de leur style. Ce n’était pas une image mais un schéma d’être humain, jusqu’au visage arrangé pour évoquer une espèce de perfection eurasienne hors de portée du monde réel. Des croûtes de glace restaient accrochées aux dômes des yeux, aux crevasses des narines. Malgré son apparence masculine, la silhouette pouvait être celle de n’importe qui. Du moins, de n’importe qui doté à la fois d’une confiance infinie et d’un pouvoir absolu.

Kuin, ai-je supposé. Tel qu’il voulait qu’on se le représente.

Son torse fusionnait dans la structure colonnaire fondamentale du Chronolithe. La base du monument, d’environ quatre cents mètres de diamètre, chevauchait le Chao Phraya, formant une couche de glace à l’endroit où il touchait l’eau. Le soleil brisait cette couche et le courant l’emportait, minuscules icebergs tropicaux qui se heurtaient à la coque des barges touristiques à moitié coulées.