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À dix heures, Janice a appelé et exigé de savoir ce que j’avais fait de Kait. J’ai consulté ma montre, grincé des dents et l’ai priée de m’excuser. Je lui ai raconté notre journée et expliqué que je m’étais laissé distraire par le Chronolithe de Bangkok. « Ah, ce truc- », a-t-elle dit comme si c’était déjà de l’histoire ancienne. Et peut-être cela en était-il à ses yeux : elle avait déjà classé les Chronolithes parmi les menaces symboliques générales, terrifiantes mais distantes. Cela semblait lui déplaire que j’aborde le sujet.

« Je peux te ramener Kaitlin ce soir, ai-je proposé, ou alors je la garde jusqu’à demain matin, comme tu veux. Elle dort sur le canapé, pour le moment.

— Trouve-lui un oreiller et une couverture », a répondu Janice comme si je n’y avais pas déjà pensé. « J’imagine que c’est aussi bien qu’elle passe la nuit chez toi. »

J’ai fait mieux : j’ai porté Kaitlin dans le lit et me suis installé sur le canapé. J’ai regardé la télé quasiment toute la nuit, le son baissé au maximum. Je n’entendais pas les commentaires, mais cela valait sans doute mieux. Il ne me restait que les images, de plus en plus complexes au fur et à mesure que les équipes de reporters progressaient dans les ruines. Au matin, des nuages couronnaient la vaste tête de Kuin et la pluie s’était mise à mouiller la cité en flammes.

Cet été-là (l’été où Kaitlin a appris à faire du vélo sur celui que je lui avais offert pour son anniversaire), un troisième Chronolithe a arraché le cœur de Pyongyang, et la Crise asiatique a commencé pour de bon.

4

Le temps a passé.

Dois-je m’excuser pour ces trous, une année ici, une autre là ? Après tout, l’histoire n’est pas linéaire, elle s’écoule en hauts-fonds et en passages étroits, en bayous et en baies. (Sans oublier les courants traîtres et les tourbillons cachés.) Et relater ce qu’on a vécu est aussi une espèce d’histoire.

Mais cela dépend sans doute de pour qui j’écris, ce que je n’ai toujours pas déterminé. À qui suis-je en train de m’adresser ? À ma génération, dont tant sont morts ou vont mourir sous peu ? À nos descendants, qui n’ont pas forcément vécu ces événements, mais les ont étudiés à l’école ? Ou à une génération plus lointaine d’hommes et de femmes qu’on aurait autorisée, plaise à Dieu et si impossible que cela paraisse, à oublier une petite partie de ce qu’a connu ce siècle ?

En d’autres termes, jusqu’où dois-je expliquer, quel niveau de détails dois-je donner ?

Mais la question est purement rhétorique.

En réalité, nous ne sommes que deux, ici.

Moi. Et vous. Qui que vous soyez.

Près de cinq ans se sont écoulés entre ma visite au parc avec Kaitlin et le jour où Arnie Kunderson m’a convoqué dans son bureau alors que je testais un tri de lots – et il se peut que cette convocation constitue le tournant suivant de ma vie, du moins si vous croyez que la causalité est linéaire et que l’avenir tient poliment compte du passé. Mais sentez d’abord le goût de ces années : imaginez-les, si vous les avez oubliées.

Cinq étés, des étés chauds à l’actualité (entre les événements de Kuin) dominée par la nappe aquifère d’Oglalla, en cours d’épuisement. Le Nouveau-Mexique et le Texas avaient déjà perdu presque toute capacité à irriguer leurs terres sèches. La nappe aquifère d’Oglalla, un plan d’eau souterrain de la taille du lac Huron hérité du dernier âge glaciaire, demeurait vitale pour l’agriculture du Nebraska, du Kansas, de l’Oklahoma et de certaines parties du Wyoming comme du Colorado… Et elle continuait à baisser, aspirée toujours plus profond par des pompes centrifuges d’une efficacité implacable. Les journaux télévisés diffusaient à satiété d’âpres images d’exode rural : des familles à bord de camions de transport délabrés échoués sur l’autoroute, leurs enfants maussades avec des web-joueurs qui se bouchaient les oreilles et se masquaient les yeux. Des files d’attente d’hommes et de femmes cherchant du travail à Los Angeles ou Détroit, les sombres dessous de notre économie florissante. La plupart d’entre nous ayant un emploi, nous nous accordions le luxe de la pitié.

Cinq hivers. Pour nous, ils ont été froids et secs. Les nantis portaient les premiers vêtements à adaptation thermique, donnant aux quartiers commerciaux les plus chics l’air d’avoir été envahis par des extraterrestres en respirateurs et joggings de polyester. Le reste d’entre nous descendait précipitamment les rues en parkas volumineuses ou s’éloignait le moins possible des passerelles reliant les immeubles. On voyait un nombre croissant de robots domestiques (aspirateurs autoguidés, tondeuses à gazon assez intelligentes pour ne pas estropier les enfants du quartier) ; le promeneur de chiens Sony était retiré du marché après un accident très médiatisé impliquant un lampadaire défectueux et une paire de Shi Tzus. Au cours de ces années-là, même les personnes âgées ont cessé d’appeler « télévisions » leurs panneaux de divertissement. Lux Ebone a annoncé, deux fois, qu’elle prenait sa retraite. Cletus King a battu la présidente sortante Marylin Leahy, offrant ainsi la Maison-Blanche au Parti fédéral, même si la majorité du Congrès restait démocrate.

Sombrées depuis dans l’oubli général, les accroches publicitaires à la mode étaient : « Maintenant donne-moi le mien », « Brutal, mais sympa ! » et « Comme le jour dans un tiroir ».

Les noms et lieux que nous trouvions importants : le Dr Dan Lesser, le palais de justice Wheeling, Beckett et Goldstein, Kwame Finto.

Événements : la seconde vague d’alunissages, la pandémie au Zaïre, la crise monétaire européenne et la prise d’assaut de La Haye.

Et Kuin, bien sûr, comme un battement de tambour allant crescendo.

Pyongyang, puis Hô Chi Minh-Ville, et en fin de compte Macao, Sapporo, la plaine du Kantô, Yichang…

Et toutes les premières fascinations, la « Kuin-mania », les dix mille sources web aux théories bizarres et contradictoires, l’incessant bouillonnement de la presse spécialisée dans l’insolite, les symposiums et les rapports de commissions, les groupes d’experts et les enquêtes parlementaires. Le jeune homme de Los Angeles qui a officiellement changé son nom en « Kuin » et tous ceux qui l’ont imité.

Kuin, qui ou quoi qu’il puisse être, avait déjà causé la mort de milliers de personnes. Son nom était par conséquent prononcé avec gravité dans les cercles respectables, et devenait populaire parmi les humoristes et les concepteurs de T-shirts. Certaines écoles ont interdit l’imagerie « kuiniste » dans leurs locaux, provoquant l’intervention de la Ligue américaine des droits du citoyen. Comme on ne voyait pas ce qu’il représentait d’autre que la destruction et la conquête, Kuin devenait une ardoise sur laquelle les mécontents griffonnaient leurs revendications. En Amérique du Nord, on ne prenait pas véritablement tout cela au sérieux. Ailleurs, le grondement du séisme se montrait plus inquiétant.

J’ai suivi tout cela de très près.

J’ai travaillé pendant deux ans dans l’établissement de recherche de Campion-Miller, à l’extérieur de Saint Paul, où je retouchais du code autodéveloppé d’interface commerciale. On m’a ensuite muté dans les bureaux en ville où j’ai intégré une équipe effectuant à peu près le même genre de travail, mais sur un matériau beaucoup plus sécurisé, le code source de Campion-Miller lui-même, un code très surveillé sur lequel tous nos principaux produits étaient basés. En général, j’allais au bureau en voiture, mais au plus fort de l’hiver je prenais le nouveau métro aérien, une chambre en aluminium dans laquelle trop de banlieusards déversaient leur chaleur et leur humidité, mélangeaient leurs odeurs corporelles et leurs après-rasage, avec la ville en une vague toile de fond pâle sur les fenêtres d’un blanc fumant.