Deux lueurs jumelles, loin au-dessus… Il en vit une crever le brouillard et s’engloutir, tandis que la seconde filait de-ci de-là avant de s’éloigner. Le pilote de ce dernier sauteur ne l’avait pas vu ; il n’avait pas vu qu’il se cachait dans les brumes glacées et salées. Donc, sa présence ne figurait pas dans les archives.
Il avança, armé de patience. Il pouvait consacrer une bonne partie de sa vie à retrouver Feliz, si nécessaire. La crainte de la mort et le fait de savoir qu’elle serait peut-être morte lorsqu’il la retrouverait n’étaient que de vagues souvenirs, aussi flous que des rêves. Il était devenu la proie des puissances élémentaires. Il était une volonté qui volait.
Il se positionna en vol stationnaire à un mètre du mur liquide. Des rafales tentaient de l’aspirer, tout comme elles avaient entraîné Feliz. Mais, paré à les affronter, il les évitait d’une pirouette et revenait scruter le lieu de l’accident – il revenait dans le temps aussi bien que dans l’espace, de sorte qu’ils étaient une vingtaine à chercher, le long des chutes, durant les rares secondes cruciales.
Il ne prêtait aucune attention aux autres aspects de sa personne. Elles ne représentaient que des étapes par lesquelles il était passé ou devait encore passer.
Là !
La forme sombre culbuta près de lui, sous les flots, sur le chemin de la destruction. Il tourna un volant. Son rayon tracteur accrocha l’autre véhicule. Il tâcha de le ramener à lui, mais son propre sauteur se trouva entraîné, incapable de résister à la puissance du courant.
Celui-ci allait l’engloutir quand les secours arrivèrent. À deux véhicules, trois, quatre, tous dardant leurs rayons tracteurs, ils halèrent Feliz à l’écart de la chute d’eau, hors de danger. La jeune femme bringuebalait sur sa selle, comme morte. Il ne la rejoignit pas aussitôt. D’abord, il remonta de quelques fractions de seconde, une fois, deux fois, trois, afin d’être tous ceux qui les sauveraient, elle et lui.
Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, enfin seuls, au milieu des brouillards et des tempêtes, elle se laissa aller dans ses bras ; il aurait voulu brûler un trou à travers le ciel pour trouver un rivage où il aurait pu prendre soin d’elle. Mais alors elle frémit, ses yeux cillèrent, puis s’ouvrirent ; l’instant d’après, elle lui souriait. Il fondit en larmes.
Près d’eux, l’océan continuait à rugir dans sa dégringolade.
Le coucher de soleil que Nomura avait atteint d’un saut ne figurait, lui non plus, dans aucune archive. Il donnait un aspect doré à la terre, et devait embraser les cataractes. Leur chanson résonnait sous l’étoile du soir.
Feliz dressa ses oreillers contre la tête du lit, se redressa sur son séant pour s’y adosser et dit à Everard : « Si vous portez plainte contre lui parce qu’il a enfreint le règlement, ou autre idiotie de mâle dans ce genre-là, je démissionne moi aussi de votre Patrouille !
— Oh, non ! » Le colosse leva la main pour parer à toute attaque. « Je vous en prie, vous vous méprenez. Je voulais juste vous faire comprendre que nous voici dans une position délicate.
— Comment ça ? » demanda Tom de la chaise où il avait pris place. Il tenait Feliz de la main. « On ne m’a signifié aucun ordre à l’encontre de cette tentative de sauvetage. Je vous accorde que les agents doivent se préserver dans la mesure du possible, car ils sont utiles à la Patrouille. Mais, dans cette optique, on peut considérer qu’il est tout aussi précieux de sauver un autre agent !
— Oui. Bien sûr. » Everard arpentait la pièce. Le sol résonnait sous ses bottes, au-dessus du tonnerre des flots. « Personne ne conteste le succès, même dans une organisation plus stricte que la nôtre. Au contraire, Tom, l’initiative que vous avez prise aujourd’hui permet de penser que vous avez un brillant avenir devant vous, croyez-moi. » Il esquissa un sourire, la pipe entre les dents. « D’autre part, on pardonnera à un vieux soldat comme moi d’avoir accepté trop vite la défaite. » Son visage s’assombrit. « J’ai vu tant de causes perdues… »
Il interrompit ses va-et-vient pour considérer les deux jeunes gens, puis il déclara : « Mais on ne peut pas tolérer les fils qui pendouillent. Le fait demeure que sa propre unité n’a jamais enregistré la réapparition de Feliz a Rach. »
Leurs mains s’étreignirent plus fortement.
Everard sourit – c’était un sourire hanté, mais un sourire tout de même – avant de poursuivre : « Ne vous inquiétez pas. Tom, un peu plus tôt, vous vous demandiez pourquoi nous, le commun des mortels, ne surveillons pas mieux les faits et gestes de nos semblables. Vous comprenez, à présent ?
» Feliz a Rach n’a plus jamais signalé sa présence à sa base d’origine. Elle est peut-être retournée dans ses foyers, d’accord… mais on ne demande jamais officiellement à nos agents à quoi ils occupent leurs permissions. » Il prit une profonde inspiration. « Quant à la suite de sa carrière… si ladite jeune femme jugeait bon de changer de nom et de demander sa mutation vers un autre quartier général, n’importe quel officier d’un grade suffisant pourrait l’y autoriser. Moi le premier.
» On se laisse du mou, dans la Patrouille. Impossible de faire autrement. »
Nomura comprit et frissonna.
Feliz le rappela à la réalité. « Qui pourrais-je devenir ? » demanda-t-elle.
Il sauta sur l’occasion. « Ma foi, répondit-il sur un ton à la fois grave et enjoué, pourquoi pas Mme Thomas Nomura ? »