C’était un énorme théâtre-en-rond, avec des gradins pour un millier de personnes. Ils étaient peuplés d’huiles de l’U-Con et de politiciens locaux qui faisaient plaisir au JPL pour qu’il soit heureux et continue de payer ses taxes dans l’État. Fée nous plaça dans la section réservée et descendit rejoindre Devine au milieu de l’arène. Il était à côté d’une grosse console de contrôle qui jouxtait le podium. Je remarquai que Fée se comportait avec un calme et une assurance étonnants. Ou bien le Grand Chef avait tenu sa promesse, ou bien elle avait trouvé sa propre identité. De toute manière, j’étais obligé de lui tirer mon chapeau.
Devine monta sur le podium, regarda tout autour de lui et se mit à parler.
— Senoras, gemmum, soul hermanos, ah gone esplanar brief, you comprender the significación of the esperiment, O.K. ? You got any preguntas, just ax da man.
Il fit un signe à Fée. Elle fit quelque chose avec la console. Des projecteurs s’illuminèrent. Trois mecs apparurent sur la scène à côté de Devine. Ils souriaient et saluèrent plusieurs fois le public. Ils étaient plutôt de petite taille, mais paraissaient coriaces.
— Voici les trois courageux volontaires, commença Devine (je traduis) qui ont accompli le premier vol cryogénique de l’histoire. Il s’agit d’un entraînement pour la mission Pluton, et éventuellement plus tard les étoiles. Les deux contraintes principales sont le temps et la charge utile. Il faudra à la mission de nombreuses années pour atteindre Pluton, même à l’accélération maximale. Il faudrait des siècles pour arriver aux étoiles. Même en supposant qu’ils puissent vivre assez longtemps, il serait pratiquement impossible de les munir de suffisamment de vivres et d’équipement pour tout le voyage. La seule solution, c’est la cryonique.
J1 fit un autre signe à Fée. Les projecteurs clignèrent. On vit les trois mêmes cryonautes, nus, grimpant avec l’aide de techniciens dans des sarcophages transparents. Séquence-montage où on les voit recevant diverses injections, puis reliés à un réseau de capillaires vrillés, et aspergés d’une sorte de liquide stérilisant. Les couvercles des sarcophages sont verrouillés.
— Nous avons abaissé la température des cryosarcophages d’un degré Celsius par heure et augmenté la pression d’une atmosphère par heure jusqu’à ce que nous ayons obtenu de la glace III qui est plus dense que l’eau et qui se forme au-dessus du point de congélation. La technique cryogénique du milieu du vingtième siècle était déficiente en ce qu’elle ignorait que l’animation suspendue ne pouvait être obtenue à l’aide de la seule congélation. Il est indispensable de réunir une basse température et une haute pression. Les détails se trouvent dans les cassettes qu’on vous a remises à l’entrée.
Gros plans d’un sarcophage délicatement chargé dans une capsule. Montage de l’intérieur de la capsule. Techniciens procédant au raccordement complexe des sarcophages à la plomberie interne.
— Nous les avons placés sur une orbite de quatre-vingt-dix jours, représentant une ellipse très allongée.
Plan d’ensemble du lancement. D’abord au ralenti puis à une certaine altitude, flammes jaillissant du vaisseau porteur, et accélération à perte de vue. Rien que de très banal. Edison était en train de bâiller.
— Et maintenant, ils sont en train de redescendre. Nous allons récupérer la cabine dans un cône projeté de kinorep, la centrer à l’aide de ses tuyères latérales et laisser les effets conjugués du kinorep et de la gravité l’amener doucement à terre. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas des techniciens, je rappelle que kinotrac signifie attraction cinétique électromagnétique, et kinorep répulsion cinétique électromagnétique. C’est ce qui permet au vaisseau porteur de décoller et d’atterrir sans trop secouer ses passagers.
» Les cryonautes vont arriver dans une dizaine de minutes. Ils seront ramenés peu à peu à un métabolisme normal. Malheureusement, le processus est lent et il vous faudra attendre plusieurs jours avant de pouvoir les interviewer. D’ailleurs, ils n’auraient pas grand-chose à vous répondre. Pour eux, le temps qui s’est écoulé est nul. Mais si vous avez des questions, vous pouvez me les poser maintenant.
Il y eut quelques questions subtiles posées par des pékins : Où se trouvait l’orbite de la capsule ? (Dans le plan de l’orbite terrestre. Voir la cassette qu’on vous a remise à l’entrée.) Pourquoi pas une orbite de comète autour du soleil ? (Les nécessités de la réfrigération, plus le fait qu’elle risquait de se transformer en parabole sans retour. Voir la cassette qu’on vous a remise.) Quels sont les noms et qualifications des cryonautes ? (Voir cassette.) Comment vous sentez-vous personnellement après cette dangereuse expérience ? (Responsable.) Il regarda autour de lui.
— Il reste trois minutes. Avez-vous encore des questions ?
— Oui, criai-je. Qu’est-ce qu’un Horrible Pavot ?
Il me lança un regard qui me fit mettre dans la peau de George Armstrong Custer (West Point, 1961) et retourna à sa console.
— Ouvrez l’iris, commanda-t-il.
Fée toucha quelque chose et le dôme au-dessus de la scène s’ouvrit comme une fleur.
— Kinopiège en place.
Elle hocha la tête, en se concentrant si fort sur ce qu’elle faisait qu’on voyait émerger le bout de sa langue entre ses dents serrées.
Nous attendîmes, dîmes, dîmes. La console laissa soudain entendre un blip-blip sonore.
— Contact, murmura Devine. (Il prit les commandes.) Chaque fois que le vaisseau entre en contact avec la paroi du kinorep, nous l’éloignons avec ses tuyères latérales pour essayer de le placer exactement au centre du cône.
Il croyait qu’il pensait à haute voix. Dans le silence anxieux de l’amphithéâtre, cela résonnait comme un cri. Ses mains parcoururent agilement le clavier de la console. Les blip-blip se transformèrent en un son continu et discordant.
— Vaisseau centré, descente commencée.
Il était évident que sa face de poker était soumise à des tensions considérables, bien qu’elle n’en laissât rien voir. Il commença à compter d’une voix monotone :
— Diez. Nueve. Ocho. Siete. Seis. Five. Four. Three. Two. One. Minuto.
Son regard se portait sans cesse de l’iris grand ouvert à l’écran de radar de la console. Il continua à compter. On eût dit une messe en latin. Drôle de responsabilité.
Puis le derrière de la capsule apparut silencieusement au milieu de l’iris et descendit à la vitesse d’un escargot de l’espace. L’effet de répulsion exercé par le kinorep n’était pas visible, mais il souleva une mini-tempête de poussière et de morceaux de papier sur le podium. Les spectateurs applaudirent. Devine ne leur prêta pas attention. Il était entièrement absorbé par ce qu’il faisait.
Il fit un signe de tête à Fée qui courut jusqu’au bord du podium, s’agenouilla et commença à indiquer avec la main combien de centimètres il manquait pour que la capsule touche. Nous sûmes qu’elle s’était posée quand le podium ploya légèrement. Devine éteignit la console, poussa un profond soupir convulsif et nous électrisa soudain d’un sonore youpie comanche. L’assistance se dégela et applaudit en trépignant sur les gradins. Même Edison, qui brûlait de jalousie professionnelle. Trois techniciens, en vrai cette fois-ci, apparurent et déverrouillèrent la capsule. Devine mit un pied à l’intérieur du panneau d’accès.
— Rappelez-vous, nous dit-il en se retournant. Pour eux, le temps est resté figé. Comme je vous l’ai dit, vous ne pourrez pas leur parler, mais vous allez au moins les voir. (Il passa la tête par l’ouverture. Sa voix nous parvint, étouffée.) Ils sont restés quatre-vingt-dix jours congelés en orbite. Il y a…