— Intéressant. C’est très intéressant. Cette ressemblance avec Lincoln. Tu ne vois pas, Guig ? Est-ce un signe pathogénique ? Je me le demande souvent. Tu n’ignores pas, je suppose, que le jeune Lincoln a fait une crise cataleptique à la mort d’Ann Rutledge. Il ne s’en est jamais remis. Il est demeuré maniaco-dépressif pendant toute sa vie. Nous allons tenter un raccourci. Tu as de quoi écrire ? Équipement manuel de préférence.
Fée sortit un bloc-notes et un style de dessous le bureau.
— Il est droitier, Fée.
— Oui.
— Nous allons tenter un truc que m’a montré Charcot à la Salpêtrière. (Elle mit le style dans la main droite du Grand Chef et plaça le bloc en dessous.) Parfois, ils voudraient bien communiquer avec nous, mais ils n’en ont pas les moyens.
Elle se pencha au-dessus de Devine et se mit à articuler en spanglais. Je l’arrêtai tout de suite :
— Il s’exprime mieux en XXe, Lucy.
— Ah ! il a de l’éducation ? C’est encourageant. (Elle parla lentement au Grand Chef.) Bonjour, Dr Devine. Je suis médecin. J’aimerais discuter avec vous du JPL.
L’expression de Séquoia ne se modifia pas. Il continuait à regarder placidement dans le vague. Mais au bout d’un moment, il traça d’une écriture tremblante :
bonjour
Fée laissa entendre un glapissement de joie. Lucrèce lui intima de la main silence.
— Dr Devine, poursuivit-elle, vos amis sont ici. Ils sont très inquiets à votre sujet. Voulez-vous leur dire quelque chose ?
La main traça :
docteur devine vos amis sont ici ils sont très inquiets à votre sujet voulez-vous leur dire quelque chose
— Hum. (Borgia plissa la lèvre inférieure.) C’est comme ça, hein ? Veux-tu essayer, Fée-7 ? Quelque chose de personnel.
— Chef, c’est Fé-Fée. Tu n’as pas encore tenu ta promesse, rappelle-toi.
chef c’est fé fée tu n’as pas encore tenu ta promesse rappelle toi
Borgia déchira la feuille de papier.
— Guig ? Peut-être quelque chose sur ce qui vient de se passer.
— Hé ! Pocahontas ! L’U-Con a essayé de me vendre ces rats pelés. Ils disent que c’est ton âme.
hé pocahontas l’ucon a essayé de me vendre ces rats pelés ils disent que c’est ton âme
Borgia secoua la tête :
— J’espérais que ça nous mènerait quelque part, mais il fait juste de l’échopathie.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Cela fait partie quelquefois des syndromes catatoniques, Guig. Le patient répète les paroles de quelqu’un d’autre, sous une forme quelconque.
— Comme un perroquet ?
— Si tu veux. Mais on n’est pas encore battus. Je vais vous montrer un autre truc à Charcot. La psyché humaine peut être incroyablement retorse. (Elle fit passer le style dans la main gauche du Chef et plaça le bloc-notes en dessous.) Bonjour, Dr Devine. Je suis médecin. J’aimerais discuter avec vous. Êtes-vous arrivé à des conclusions en ce qui concerne le sort de vos cryonautes ?
Le visage placide continuait à regarder dans le vague. La main gauche tressaillit, puis commença à écrire en miroir, de gauche à droite :
— Miroir, Fée, demandai-je.
— Ne vous cassez pas la tête, nous dit Borgia. Je déchiffre dextro et lévo. Il a écrit : L’ontogenèse résume la phylogenèse, mais…
— Mais quoi ?
— Ça s’arrête là. L’ontogenèse résume la phylogenèse mais. Mais quoi. Dr Devine ? Mais quoi ?
Pas de réaction.
— C’est un nouvel échec ?
— Certainement pas, stupide. Nous avons fait une découverte capitale. Ça fonctionne très bien à l’intérieur. Très profondément. Il se rend compte de tout ce qui se passe autour de lui. Tout ce que nous avons à faire, c’est décortiquer le matelas anti-choc qui s’est formé autour de lui.
— Tu sais comment ?
— Par un contre-choc. Mais s’il y a urgence, ce sera aléatoire.
— Il y a urgence. Pourquoi sera-ce aléatoire ?
— On vient de découvrir un nouveau tranquillisant. C’est un polypeptide dérivé de la noradrénaline.
— Je n’ai rien compris.
— Tu sais comment fonctionnent les tranquillisants ? Ils épaississent les connexions entre les noyaux du cerveau, les cellules gliales et les neurones. Ralentis la transmission d’influx nerveux de cellule à cellule, et tu ralentis l’organisme tout entier. Tu suis ?
— Je suis.
— Ce dérivé de la noradrénaline bloque complètement le processus. C’est comme un gaz innervant. Tout devient mort. C’est bien cela l’ennui. Le risque, c’est qu’on peut le tuer.
— Pourquoi ? Les tranquillisants n’entraînent pas la mort.
— Essaie d’accepter ce concept, Guig. Chaque cellule nerveuse sera isolée des autres. Comme une île. Si la synapse peut se faire de nouveau, il retrouvera son état normal et sera tout étonné de s’être retiré ainsi. Nous aurons créé un contre-choc. Mais si elle ne se fait pas, il est mort.
— Quelles sont nos chances ?
— Expérimentalement parlant, jusqu’à présent, cinquante pour cent.
— D’après l’Armateur Grec, c’est un bon pourcentage. Essayons.
— Non ! s’écria Fée. Guig ! Non !
— Mais il est déjà hors de ce monde, Fée. Tu n’as rien à perdre.
— Avec le temps, il guérira. Ce n’est pas vrai, docteur ?
— C’est possible, fit Borgia. Dans cinq ans, peut-être, sans ce traitement de choc. Ton Jules est dans l’état le plus catatonique que j’aie jamais rencontré de toute ma carrière. S’il a une autre crise d’épilepsie pendant que nous atermoyons, il s’enfoncera encore plus profondément.
— Mais…
— Et puisque c’est ton Jules, je dois te prévenir que s’il en sort par ses propres moyens, il souffrira probablement d’une amnésie totale en ce qui concerne tout son passé. Dans ce genre de cas, il y a de fortes probabilités.
— Tout son passé ?
— Tout.
— Son travail ?
— Oui.
— Moi ?
— Toi.
Fée hésita. Nous attendîmes. À la fin, elle fit :
— Uu.
— Alors, grouillons-nous. (Borgia avait le complet contrôle de la situation.) Il faut qu’il sorte de son contre-choc dans un environnement qui lui soit familier. Il habite quelque part ?
— On ne peut pas entrer. C’est gardé par des loups.
— Le JPL est hors de question. Où ça, alors ?
— Il enseigne à l’Union Carbide, dit Fée.
— Bureau ?
— Oui, mais il passe la plus grande partie de son temps là-bas à se servir de leur Extro-ordinateur.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Fée se tourna vers moi, implorant de l’aide.
— L’Union C. a construit un complexe d’ordinateurs pratiquement illimité, expliquai-je. Ils ont d’abord appelé ça des ordinateurs « extensibles », mais maintenant on les nomme Extro-ordinateurs. Leur truc est bourré de toutes les informations qui ont existé depuis le commencement des temps. Et il y a encore de la place pour en stocker d’autres.
— Bong. On va le flanquer dans le complexe d’ordinateurs. (Elle sortit un carnet de sa boîte à outils et écrivit quelque chose.) M’bantou ! appela-t-elle. Arrive ici. Porte cette prescription à Upjohn et amène l’ampoule au centre d’informatique de l’Union Carbide. Ne te laisse pas attaquer en route, surtout. Ça coûte une fortune.
— Je la transporterai dans une canne truquée.