— Oui, certes. Les protons et les électrons des ceintures de Van Allen ; les vents solaires ; les neutrons ; les quasars ; les émissions d’ions d’hydrogène ; tout le spectre électromagnétique – il y a des centaines de possibilités. Toutes doivent être explorées.
Edison, enthousiaste :
— Je serais honoré d’avoir la permission de vous assister dans cette extraordinaire recherche, Dr Devine. (Il ajouta, en XXe :) Et c’est pas de la blague.
— Je serais heureux de bénéficier de votre collaboration, professeur Crookes.
Un actionnaire demanda d’une voix larmoyante :
— Mais personne ne pense à ces pauvres petits cryonautes. Et leur famille ? Et…
— C’est notre problème le plus pressant. S’agit-il d’un simple renversement de l’ontogenèse, ou bien d’un recyclage complet ? Vont-ils régresser jusqu’au stade de l’œuf et puis mourir ? Ont-ils déjà dépassé ce stade pour se développer de nouveau dans le bon sens ? En quoi se transforment-ils ? En bébés ? En hommes adultes ? Comment résoudre tous ces problèmes ? Comment continuer le processus ?
Confusion générale. C’était le moment pour que j’intervienne à nouveau. Pas trop méchamment, cette fois.
— J’admets que vous puissiez dire la vérité, Devine.
— Merci, monsieur.
— Et j’admets qu’il puisse s’agir là d’une fantastique découverte. Mais êtes-vous en train de demander à l’United Conglomerate de financer ce qui me paraît être de la recherche pure ?
— Eh bien, voyez-vous, étant donné que la mission Pluton doit être reportée…
Cris d’angoisse des porteurs d’actions méritants.
— Mesdames et messieurs, s’il vous plaît ! La mission Pluton reposait sur la conviction que nous avions de pouvoir envoyer des cryonautes dans l’espace. Nous venons de nous apercevoir que c’est pour l’instant impossible. Tout doit être provisoirement interrompu jusqu’à ce que nous sachions avec certitude ce qui arrive aux cryonautes. Naturellement, il serait logique d’affecter les crédits du J.P.L. initialement prévus pour la mission Pluton à cette recherche pure mais essentielle. C’est le meilleur moyen de protéger votre investissement.
Glapissements des actionnaires. Une voix puissante se fait alors entendre du fond de la salle à travers la confusion générale.
— Dans le cas contraire, nous nous ferons un plaisir de vous financer.
Devine eut une expression de surprise non feinte.
— Puis-je savoir qui vous êtes, monsieur ?
L’Armateur Grec se leva. Trapu, cheveux épais, fine moustache, portant élégamment monocle.
— Je m’appelle Poulos Poulos. Je suis directeur des investissements de l’État souverain et indépendant d’I.G. Farben Gesellschaft. Ma parole et mon honneur ne font qu’un, et je vous donne ma parole que l’I.G. Farben est prête à soutenir vos recherches jusqu’à la limite. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais atteint notre limite.
Séquoia me regarda.
— Groupe, criai-je en XXe.
Le Grand Chef sourit.
— Merci, Mr Poulos. Je serai heureux d’accepter votre offre si…
Cris de colère.
— Non ! Non ! C’est à nous ! Nous avons payé jusqu’à maintenant. Vous êtes lié par un contrat. En béton armé. Les résultats des recherches nous appartiennent. Nous n’avons pas dit non encore. Nous voudrions être plus informés. Nous déciderons ensuite. Vous ne pouvez pas nous bousculer comme ça. Un délai de douze heures. Vingt-quatre. Nous ne savons pas encore où nous sommes.
— Vous devriez le savoir, fit l’Armateur Grec avec mépris. Nous le savons bien, nous. Vous illustrez très bien une ancienne maxime : Il ne faut jamais montrer quelque chose d’à moitié fini à un enfant ou à un simple d’esprit. Nous autres, à l’I.G. Farben, nous ne sommes ni des enfants ni des simples d’esprits. Venez à nous, Dr Devine. Si ces idiots se lancent dans une action légale, nous saurons comment y faire face.
Fée-7, qui jusque-là était restée sagement debout derrière le comptoir avec une oreille dressée, prit la parole :
— Les actionnaires ne savent que penser parce que vous ne leur avez pas encore dit quels résultats vous attendez de vos recherches, Dr Devine. C’est surtout cela qu’ils désirent savoir.
— Mais je ne peux pas le leur dire. Il s’agit d’un projet émergent.
— Aha ! (Edison s’enflammait authentiquement.) Très juste. Très juste. Vous feriez mieux d’expliquer ça, Dr Devine. Vous permettez ? (Il se leva.) Mesdames et messieurs, veuillez je vous prie écouter votre attaché de recherche. Il va répondre à la question cruciale que vous vous posez.
Tout le monde se tut. Ce que c’est que l’autorité.
— L’un des concepts fondamentaux de la recherche, commença prudemment le Grand Chef, est la question qui se pose de savoir si les parties constituantes de l’expérimentation produiront des découvertes résultantes ou émergentes. Essentiellement, on peut comparer cela au rapprochement de deux êtres qui ne se connaissent pas. Deviendront-ils amis, amants, ennemis ? Comment faire pour le prédire ? Tout le monde sait que c’est impossible.
Une actionnaire sanglota.
— Dans un projet de recherche résultant, l’issue peut être déduite de la nature même de ses constituants. Aucune propriété nouvelle et imprévisible ne naîtra du rapprochement des différents éléments.
Edison (le Pr Crookes) hochait la tête, rayonnant. J’avais du mal à suivre l’exposé et j’avais l’impression que pas mal de gros bonnets de l’United Con étaient dans le même cas que moi, mais ils semblaient impressionnés quand même.
— La nature d’une émergence ne peut être déduite de la nature de ses composants tels qu’ils étaient avant de se trouver combinés. La nature d’une émergence ne peut être percée que par l’observation et l’expérimentation. Elle jaillit le moment venu, vierge et inattendue, à la surprise de tous ceux qui sont là.
— Exemple ! lui cria Edison.
— Je vais vous donner un exemple. Nous connaissons les parties constituantes de l’animal humain. À partir de ces constituants, est-il possible de déduire le phénomène de la pensée abstraite ? L’abstraction est-elle une résultante ou une émergence ?
— Trop compliqué, criai-je en XXe. Un exemple simple, imaginé, à la portée de n’importe quel zozo.
Sitting Bull réfléchit quelques instants. Puis il se tourna vers Fée.
— Acide nitrique. Acide chlorhydrique. Trois éprouvettes. Trois paillettes d’or.
Tandis qu’elle allait chercher tout cela dans les armoires à matériel, il se tourna vers l’assistance avec un grand sourire en disant :
— Je vais effectuer devant vous une expérience extrêmement simple. Je vais vous montrer que ni l’acide nitrique ni l’acide chlorhydrique n’attaquent les métaux nobles. Cependant, lorsqu’on les combine, ils forment une émergence que l’on appelle eau régale et qui dissout les métaux nobles. Les anciens chimistes n’avaient aucun moyen de prédire cela. Aujourd’hui, avec les connaissances que nous avons sur les transferts d’ions, nous comprenons le processus et nous pouvons le prévoir, particulièrement lorsque nous sommes aidés par une analyse d’ordinateur. C’est ce que je veux dire quand je déclare que la recherche cryogénique avancée est une recherche émergente. Rien ne peut être dit d’avance. Les ordinateurs ne peuvent pas nous aider, car un ordinateur ne vaut pas mieux que les informations qu’il a emmagasinées, et dans ce domaine nous ne possédons aucune information pour l’instant. Merci, Fée.
Il disposa les trois éprouvettes devant lui, fit tomber une paillette d’or dans chacune et déboucha les flacons d’acide.