— Regardez attentivement, je vous prie. Il y a de l’or dans chaque éprouvette. Dans la première, je verse de l’acide chlorhydrique. Dans la seconde, de l’acide nitrique. L’eau régale dans la…
Il fut interrompu par une explosion de toux et de suffoquements. On eût dit que cinquante personnes étaient en train de se noyer. En quelques secondes de panique, la salle se vida. Il ne restait plus que l’Armateur Grec, Edison et moi-même devant le Grand Chef étonné.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il en XXe.
Tout ce qui était en verre se mit à tomber par terre tandis que les supports de métal cédaient. Volets de fenêtres, diagrammes de spectres et de valences, supports d’ampoules électriques. Bientôt, nous fumes dans l’obscurité.
— Que s’est-il passé ? répéta Devine.
— Ce qui s’est passé ? Je vais te le dire, s’écria hystériquement Edison. Cette idiote t’a apporté de l’acide nitrique fumant. Fumant, tu comprends ? Et les vapeurs ont transformé cette salle en un grand bain d’acide nitrique. Tout est en train d’être rongé.
— Tu l’as vue faire ? Tu as vu l’étiquette ? Pourquoi ne l’as-tu pas arrêtée ?
Le Grand Chef paraissait furieux.
— Mais non, mais non. Simple déduction. Résultante, non pas émergence.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! J’ai tout raté avec les actionnaires !
Il désespérait.
Soudain, un déclic se fit et je poussai un hurlement.
— Qu’est-ce qu’il y a, Guig ? me demandèrent ceux du Groupe. Tu as mal ?
— Non, bougres d’imbéciles, c’est bien pour ça que je crie ! C’est le triomphe de Grand Guignol. Vous ne voyez pas ? Vous ne saisissez pas ? Pourquoi n’a-t-il pas vu que c’était de l’acide nitrique fumant ? Pourquoi les vapeurs ne l’ont-elles pas étouffé ? Pourquoi n’est-il pas rongé maintenant ? Pourquoi n’a-t-il pas été obligé de s’enfuir avec Fée et les autres ? Réfléchissez bien pendant que je savoure mon triomphe.
Au bout d’un long moment, l’Armateur Grec déclara :
— Je n’avais jamais pris tes tentatives au sérieux, Guig. Je te demande de m’excuser. Il y avait une chance sur un million, aussi j’espère que tu me pardonnes.
— Je te pardonne. Je vous pardonne à tous. Nous avons un nouvel Homme Moléculaire parmi nous.
Nous avons un magnifique Homol tout neuf. Tu entends, Pocahontas ?
— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.
— Prends une bonne bouffée d’acide nitrique. Paye-t’en une goulée. Tu peux faire ce que tu veux pour célébrer l’occasion, parce que rien, mais alors rien, de ce que tu pourras avaler, respirer, absorber comme tu voudras, ne pourra plus te tuer. Bienvenue dans le Groupe, Grand Chef.
5
Et il disparut. Comment ça s’est passé : Il fallait que nous nous débarrassions de ce bain d’acide avant que tout ce qui pouvait l’être ne fût rongé sur nous : bagues, montres, bridges, plombages dentaires, ainsi que le labo miniature que Géronimo portait dans sa combinaison. Il y avait toute une foule de porteurs d’actions hébétés qui stationnaient autour de la salle d’expérimentation et qui faisaient autant de bruit que les victimes d’une épidémie de coryza. Nous fûmes séparés. Quand finalement nous nous retrouvâmes ensemble, groupés autour de Fée-7, le Grand Chef avait disparu dans la foule et il n’y avait rien à faire pour le repérer. Nous l’appelâmes en XXe. Résultat Nn. Fée commença à paniquer.
Je lui jetai un regard. Là non plus, pas le temps de la cajoler.
— Il y a un endroit où nous pouvons parler en privé ? Super-privé ?
Elle réduisit les gaz et redescendit sur terre.
— La chambre à vide poussé.
— Uu. Allons-y.
Elle nous conduisit par un chemin dédalatoire jusqu’à une sphère géante, ouvrit une succession de sas sous-marins et nous nous retrouvâmes à l’intérieur de la sphère en compagnie de la moitié d’une capsule spatiale.
— Contrôle des circuits sous vide poussé, fit-elle.
— Endroit rêvé pour violences et voies de fait, lui fis-je remarquer.
Elle me lança un regard qui était l’égal du mien et je compris tout d’un coup que je ferais mieux de faire attention à ce que je disais, avec ce phénix nouvellement surgi. Je me tournai vers l’Armateur Grec :
— Pas trop mal, ton petit numéro. Merci beaucoup.
— Ah, oui. Pour faire en sorte que quelqu’un désire quelque chose, il suffit de lui montrer que quelqu’un d’autre le désire encore plus. Élémentaire, voyons.
— Est-ce que par hasard il y aurait une part de vrai dans ce que tu as dit ?
— Cent pour cent de vrai.
— Tu représentes l’État souverain et indépendant de l’I.G. Farben ?
— J’en suis propriétaire à cinquante et un pour cent.
— Quelle proportion de la planète possèdes-tu, le Grec ?
— Quatorze virgule neuf cent sept pour cent, mais je ne tiens pas toujours le compte.
— Mon Dieu, comme tu es riche. Et moi ?
— Tu possèdes onze millions six cent mille et des poussières. À côté de moi, tu es pauvre.
Fée-7 poussa un petit gémissement, et je revins à ce qui nous occupait.
— Mm. Le problème est simple. Le pauvre vieux a eu trop de chocs dans une seule journée. Il s’est éparpillé dans la nature. Nous n’avons qu’à le retrouver et le calmer. Voyons. Il est peut-être quelque part à l’intérieur du JPL ou de l’université. À toi de le chercher. Fée.
— S’il est quelque part, je le trouverai.
— Uu. Espérons seulement qu’il est quelque part. Il est peut-être aussi rentré au tipi, mais il y a le problème des loups. Nous allons charger M’bantou de cela. D’un autre côté, il a peut-être émigré dans un centre de recherche sur les Particules Bio pour essayer d’avoir des conseils techniques. Ta branche, Ed.
— Je m’en charge.
— Ou il a peut-être filé faire breveter sa découverte.
— Je m’en occupe, dit le Grec.
— Il est peut-être en train de faire la fête pour libérer la tension. Je vais mettre Parfum en Chanson sur la piste.
Edison s’étrangla de rire :
— Je la vois très bien charger toutes les boîtes du coin sur son éléphant.
— Uu. J’irais bien avec elle. I ! y a aussi une possibilité éloignée pour qu’il soit retourné en catalepsie. On demandera à Borgia.
— Et toi, Guig ? demanda Edison.
— Je retourne chez moi. Nemo et moi, nous assurerons les liaisons. Bong ?
— Uu.
Fée était en train de respirer profondément. Pour maîtriser la panique, pensais-je. Mais les mouvements de sa poitrine s’accentuèrent, et son visage prit une teinte plutôt bleue.
— Alors, quoi ? lui lançai-je.
— Ce n’est pas sa faute, dit calmement Edison. Quelqu’un est en train de nous pomper l’air. Elle s’étouffe.
— Ils n’en ratent pas une, au JPL, grommelai-je. Exit, en vitesse.
Nous exitâmes en transportant Fée-Cyanose Chinois-Grauman. Quelques techniciens au-dehors voulurent savoir ce que nous faisions là à polluer leurs circuits. On ne peut pas contenter tout le monde.
Chacun partit de son côté en quête de Séquoia, et je filai dare-dare à la maison. Vous pariez si je savais où le Grand Chef avait trouvé refuge (je n’avais pas passé cinq jours à l’intérieur d’une tige de bambou pour rien). Je pris le linéaire suivant à destination de la réserve du lac Erié. J’eus quand même la politesse d’appeler Nemo avant pour le mettre au courant de la mission de chacun.