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De toute manière, il fallait bien tuer le temps en attendant que la Mante me happe. Je sortis faire un tour sous la pluie. Dans Fleet Street, je décidai d’entrer dans un endroit qui s’appelait Au chapeau de Cheshire pour voir si je pouvais convaincre le tenancier d’échanger mon lingot contre quelque chose à boire et peut-être une place pour me sécher au coin du feu, qui pour lors était occupé par un cachalot asthmatique et un poisson-chien au sourire douceâtre.

— Que feriez-vous, monsieur, si vous vous retrouviez enfermé dans un donjon avec un nouveau-né ? était en train de demander le poisson-chien.

Le cachalot souffla et grogna mais avant qu’il pût répondre à cette monumentale question, je fus happé par la machine dont j’éclaboussai tous les circuits, au grand désespoir de Herb.

— Exit Exit Exit ! glapit-il. Ils sont partis.

J’exitai.

— Pourquoi n’as-tu pas donné For à Thomas ?

— Trop tard. Déjà parti quand je suis arrivé.

— Flûte.

— Essaye encore. Un peu plus tôt.

— Imposs. Cette foutue machine refuse de voyager deux fois de suite dans la même décennie. Je vais te dire la vérité, Guig. C’est une vraie saloperie.

Peut-être que c’est pour ça que sa campagne d’Éducation et de Salubrité Publiques n’a jamais rien donné. Je remerciai Herb, toujours dans le jargon secret du Groupe, et je retournai en Spangle, Perle de l’Océan. Je sais que tout ça paraît un peu farfelu, mais rédiger ces notes me donne un mal de chien. Il me faut tout traduire à partir du spanglais noir – Benny Diaz, gemmum, ah gone esplain any pagunta you ax – qui est la langue officielle du pays. Ça donne quelque chose comme :

SPANGLAIS → ANGLAIS XX → LANG. MACHINE

C’est drôlement compliqué, particulièrement lorsqu’il faut trier des siècles de souvenirs. Aussi je vous prégonte de m’excuser quand je cafouille – ce que refuse de faire mon foutu journal. Combien de fois, tandis que je compilais des données pour lui, ne m’a-t-il pas répondu sèchement : « 090 - NN REÇU. » ce qui signifie en langage machine : « Je ne comprends pas la moindre foutue chose à ce que tu veux dire. »

Nous avons tous ce genre d’ennuis. Pas pour nous rappeler – nos souvenirs sont collants comme des graffiti au mur – mais pour replacer les événements dans l’ordre approprié. Si je suis obligé de compiler des notes, c’est parce que cette question me tracasse. Je suis le bébé du Groupe. J’essaye encore de m’entraîner à me constituer un système de classement organique. Je me suis souvent demandé comment Sam Pepys y arrive. C’est le chroniqueur-historien du Groupe. Pour lui, c’est très simple. Il m’explique la chose ainsi :

A 1/4 + (1/2 B)2 = Le petit déjeuner que j’ai pris le 16-9-1936. À la santé de Samuel.

Moi, je ne suis ici que depuis l’éruption du Krakatoa, en 1883. Tous les autres sont des vétérans, à côté de moi. Le Beau Brummell a survécu au tremblement de terre de Calcutta en 1737, qui a fait 300 000 morts. Il dit qu’à cette époque, personne ne voulait croire ces chiffres. Il est peiné parce que les whities se fichaient pas mal de savoir combien de nègres entre guillemets avaient péri. Je suis entièrement d’accord avec lui. Il a… laissez-moi vous donner une petite explanation sur nos noms.

Les patronymes célèbres que nous utilisons ne sont pas pour de vrai. Il nous faut changer de nom et de résidence si souvent – les Gringos deviennent vite curieux – que plus personne ne s’y reconnaîtrait. Alors, nous gardons nos surnoms au sein du Groupe, et nous les piquons à des personnages réels. Ils reflètent nos intérêts et nos petites manies. J’ai déjà cité H.G. Wells et sa machine à détraquer le temps. Il y a la Tosca, un personnage d’actrice ; le Beau Brummell, qui porte bien son nom ; Samuel Pepys, l’historien ; l’Armateur Grec, notre financier ; Bethsabée, la femme fatale ; und so weiter… Moi, c’est Grand Guignol ; Guig en abrégé. Je n’aime pas ce surnom. Je ne vois pas du tout ce qu’il y a de grand-guignolesque dans mes activités. J’essaie sincèrement de faire le bien. Il y a un côté horrible, oui c’est vrai, mais c’est un bien léger prix à payer en échange de ce que j’ai à offrir. Qui ne serait prêt à payer une heure de souffrances atroces en échange de la vie éternelle ?

L’âge que nous avons : Oliver Cromwell a été enseveli vivant dans un charnier à l’époque de la Grande Peste, et il préfère ne pas en parler encore maintenant. Il dit qu’une mort par suffocation, c’est quelque chose qu’il vaut mieux oublier à jamais. Parfum en Chanson échappa aux Mongols lors du sac de Tien-tsin où ils entassèrent en pyramides cent mille têtes coupées. Sa description fait ressembler Dachau à une scène de pique-nique. Le Juif Errant, c’est évidemment le Christ. La clé se trouve dans saint Luc 24, 3. Un écrivain – D.H. Lawrence, je crois – a soupçonné la vérité quand il a fait la connaissance de Jicé en 1900 et écrit une histoire fantastique pour démontrer qu’il aurait pu mener une vie normale si seulement il avait baisé avec n’importe qui. Il ne connaissait pas Jicé. On l’appelle comme ça parce que si on utilise son vrai nom, ça sonne comme un juron.

Il y en a encore beaucoup d’autres, que vous connaîtrez au fur et à mesure. Le plus âgé, de loin, est Hic-Hæc-Hoc. On l’a surnommé comme ça parce que c’est à peu près tout ce qu’il sait dire. Il n’a jamais réussi à apprendre une seule langue, mais il pige à peu près les signes les plus simples. Nous pensons qu’il vient du Pléistocène tardif, ou du début de l’Holocène, et qu’il a été traité par un cataclysme assez gigantesque pour frapper un Neandertalien. Qui sait ? Peut-être a-t-il reçu un météore sur le coin de la figure, ou peut-être a-t-il été piétiné par un Mastodonte Poilu. Les voies du destin sont impénétrables.

On ne voit pas beaucoup Hic-Hæc-Hoc ces jours-ci. La foule lui fait peur. Il est continuellement en train de se retirer à la limite de la civilisation. Nous nous demandions comment il allait faire pour s’adapter à l’explosion démographique, mais l’explosion spatiale a résolu le problème. Il est probablement en train de se terrer au fond d’un cratère sur Mars, Mère des Hommes. Un Homol peut vivre de n’importe quoi, excepté de rien. Sam Pepys, qui tient notre chronique à tous, prétend que c’est parce qu’on l’a aperçu une ou deux fois en train d’errer près des sommets himalayens qu’est née la légende de l’Abominable Homme des Neiges.

J’ai utilisé tout à l’heure le terme « traité » pour parler de notre immortalité. Aujourd’hui, on appellerait ça plus facilement « irradiation nerveuse ». D’après mes recherches, nous avons tous été soumis à des traumas du même genre qui ont détruit ou annulé les sécrétions mortelles qui conditionnent la vieillesse et la mort. Si vos cellules accumulent les sécrétions mortelles, vous n’êtes pas de ce monde à perpétuité. Jusqu’à présent, toutes les créatures ont reçu à la naissance ce métabolisme suicidaire. C’est sans doute pour la nature une manière de passer l’éponge et de recommencer en espérant faire mieux. Je suis anthropomorphiste à l’extrême, et je conçois fort bien la nature devenant écœurée et baissant le rideau en cours de route.

Notre Groupe a prouvé que la mort n’est pas une calamité inévitable. Naturellement, nous avons appris à la dure. Chacun de nous savait qu’il allait mourir et a reçu un choc psychogalvanique qui a annihilé les sécrétions mortelles de ses cellules pour le transformer en Homme Moléculaire. Homol en abrégé. Je donnerai d’autres explications plus tard. C’est une espèce de perfectionnement de la théorie des « cataclysmes » de Cuvier sur l’évolution. Pour le cas où vous auriez oublié, il explique que des cataclysmes périodiques viennent détruire toute vie sur la terre et que le Créateur recommence chaque fois à un niveau plus élevé. Naturellement, il avait tort en ce qui concerne le « Créateur », mais ce qui est vrai, c’est que les cataclysmes modifient les créatures.