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C’était là qu’il y avait eu naguère une immense flaque de boue, de la taille d’un cratère lunaire : 380 km de long, 100 de large, 60 mètres de profondeur, noir, repoussant, suintant, parcouru dans tous les sens de courants chargés des résidus toxiques libérés par une industrie meilleure pour un monde meilleur. Tel était le don généreux que la nation amérindienne devait posséder et habiter à jamais ou bien jusqu’à ce qu’un Congrès progressiste décide de déplacer à nouveau ces dépossédés. Vingt-deux mille kilomètres carrés d’enfer.

À présent, c’étaient vingt-deux mille kilomètres carrés de paradis. Cela évoquait pour moi des images fantastiques. Un arc-en-ciel éclaté de champs de pavots aux formes multiples, brillant dans toute la gamme rouge orangé jaune vert bleu indigo violet. Les canaux avaient été surmontés de toitures de tuiles. La surface du lac était parsemée de wigwams, huttes traditionnelles indiennes jadis fabriquées avec de la terre et des branchages. Mais ceux d’aujourd’hui étaient en marbre, en stuc, en granit ou en travertin. Des routes dallées menaient un peu partout, en formant un réseau apparemment désordonné. Tout autour du lac, il y avait une barrière pneumatique qui vous repoussait gentiment si vous approchiez de trop près. Si vous persistiez dans votre tentative, elle vous rejetait en arrière avec la force d’un piston.

L’entrée était gardée par des Apaches, sérieux comme des papes, qui ne parlaient qu’apache. Impossible de palabrer avec eux. Je me contentai de répéter « Séquoia » d’une voix ferme et décidée. Ils hugh-hughèrent pendant quelques instants, puis le boss de l’entrée m’accorda un guide dans un hovercraft. Le pilote prit une série de routes et d’allées enchevêtrées, puis s’arrêta devant un luxueux wigwam en marmolite et pointa l’index. Le Grand Chef était là, vêtu d’un pagne, allongé sur une dalle de marbre, en train de profiter du soleil du matin.

Je m’assis à côté de lui sans prononcer un mot. Mon instinct me disait qu’il fallait m’adapter à son nouveau tempo. Il était silencieux, hermétique, immobile. Moi aussi. C’était un peu dingue. Il ne flancha pas. Moi non plus. À un moment, il fit quelque chose qui me montra à quel point il avait retrouvé le passé de son peuple. Il se tourna paresseusement et pissa de côté. Puis il se remit sur le dos. Je ne l’imitai pas. Il y a des limites. Il y a aussi des habitudes en matière de propreté.

Après quelques heures de silence, il se redressa lymphatiquement. Je ne bougeai pas jusqu’au moment où il me tendit une main pour m’aider. Je le suivis à sa vitesse à l’intérieur du wigwam. Celui-ci était aussi merveilleusement décoré que son tipi en ville, et aussi vaste. Tout était carrelé ou recouvert de peaux. Carpettes hopi, argenterie et porcelaine fabuleuses. Séquoia ne m’avait pas bluffé. Ces Peaux-Rouges étaient immensément riches.

Il cria quelque chose dans une langue que j’imaginai être du cherokee. La famille apparut, de toutes les directions à la fois. Papa, majestueux et cordial, ressemblant encore plus à Lincoln. (Je soupçonne l’Honnête Abraham d’avoir eu une trace de sang rouge dans les veines.) Mama, si plantureuse qu’on avait envie de venir s’enfouir dans ses replis quand on avait des ennuis. Une sœur, dix-sept à dix-huit ans, si timide qu’il était impossible de voir à quoi ressemblait son visage. Elle gardait toujours la tête baissée. Deux petits frères, qui me chargèrent tête baissée eux aussi pour me toucher et me pincer la peau en gloussant. Évidemment, ils n’avaient jamais vu de visage pâle avant.

Je me conduisis comme il faut. Courbette respectueuse à papa, baisemain à mama, baisemain à sœurette (sur quoi elle déguerpit comme une folle). Je cognai l’une contre l’autre les têtes des frangins et leur donnai tous les souvenirs et objets hétéroclites que j’avais dans les poches. Tout cela, vous le comprenez, sans prononcer une parole. Je voyais à la tête du Chef qu’il était satisfait, et cela se sentait dans sa voix pendant qu’apparemment il m’expliquait à sa famille.

On nous servit un repas. Les Cherokees étant originaires de la Caroline, il y avait beaucoup de fruits de mer. Soupe aux moules, crevettes au gombo, bouillie de maïs, gâteau de maïs aux fruits et thé au jalap. Tout cela n’était pas servi dans du plastique, attention. Coupes en corne, plats et assiettes en argent. Quand je me proposai pour aider à faire la vaisselle, mama me chassa de ta cuisine en riant tandis que la sœur rougissait dans ses boozalums. Séquoia chassa de plusieurs taloches les petits frères qui grimpaient sur moi, et nous sortîmes du wigwam. J’avais peur qu’il ne lui reprenne l’envie de se dorer au soleil, mais il commença à s’engager dans le dédale des routes et des allées comme s’il était le propriétaire de toute la réserve. Il y avait une légère brise. Le spectre entier de pavots ployait les genoux. Finalement, le Grand Chef parla :

— Logique, Guig ?

— Pas du tout.

— Alors, comment ?

— Oh ! il y avait une douzaine de possibilités rationnelles qui s’offraient à nous. Le Groupe est en train de les explorer. Mais j’ai fait la liaison.

— Je vois. Le bercail.

J’émis un grognement.

— Quand as-tu eu pour la dernière fois une maison et une famille, Guig ?

— Deux siècles, environ.

— Pauvre orphelin.

— C’est la raison pour laquelle ceux du Groupe s’efforcent de se serrer les coudes. Nous sommes la seule famille que nous possédions.

— Et c’est ce qui va m’arriver maintenant ?

Je grognai.

— Tu en es bien sûr ? Tu ne m’as pas jeté dans une oubliette ?

— Tu le sais très bien. On ne peut plus revenir en arrière.

— C’est comme une mort très lente, Guig.

— C’est une longue vie.

— Je me demande si tu m’as vraiment rendu service.

— Je peux t’assurer que je n’ai rien à voir là-dedans. Ce fut un heureux accident.

— Heureux !

Nous grognâmes ensemble.

Au bout de quelques minutes, il me demanda :

— Qu’est-ce que ça veut dire « s’efforcent de se serrer les coudes » ?

— Sous certains aspects, nous représentons une famille typique. Nous avons nos sympathies et nos antipathies, nos haines et nos jalousies, nos conflits déclarés aussi. Lucrèce Borgia et Léonard de Vinci sont à couteaux tirés depuis bien avant ma transformation. Nous n’osons même pas prononcer le nom de l’un en présence de l’autre.

— Ils sont quand même venus pour t’aider.

— Seulement ceux qui m’aiment. Si j’avais demandé au Rajah de me donner un coup de main, il n’aurait même pas pris la peine de me répondre. Il me déteste. Si j’avais appelé Queenie, cela aurait été un désastre. Edison et lui ne peuvent pas se voir. C’est comme ça. Tout n’est pas douceur et clarté au sein du Groupe. Tu verras bien, à mesure que tu apprendras à nous connaître.

Nous continuâmes à marcher sans parler. Chaque fois que nous passions devant un des luxueux wigwams, j’apercevais quelque forme d’artisanat en action. Tissage, poterie, orfèvrerie, forgerons, travail du cuir, sculpteurs, peintres. Même un type en train de tailler des pointes de flèches.

— Souvenirs pour les visages pâles, m’expliqua Séquoia. Nous les persuadons que nous utilisons encore des arcs et des lances.

— Vous ne paraissez pas manquer d’argent.

— Oh ! ce n’est pas pour de l’argent. Simplement pour soigner nos relations publiques. Nous ne faisons jamais payer ces souvenirs aux touristes. Il n’y a même pas de droit d’entrée pour visiter la réserve.

Dieu sait si le lac Erié semblait plongé jusqu’au cou dans les relations publiques. Partout, il n’y avait que silence et sourires. Un calme de rêve ! Apparemment, la barrière pneumatique stoppait les émissions en même temps que les visiteurs indésirables.