— Quand ils ont chassé les tribus de nos dernières réserves, poursuivit Séquoia, ils nous ont généralement donné le lit du lac Erié pour notre usage personnel. Toute l’eau douce qui alimentait le lac avait été pompée dans l’industrie. Il ne restait plus qu’un lit empoisonné, un déversoir d’usines, quand notre peuple a été transféré ici.
— Pourquoi pas le pôle Sud ? C’est un endroit plus hospitalier.
— Il y a du charbon, là-bas ; ils espèrent bien un jour mettre la main dessus. Le premier job que j’ai eu en tant qu’ingénieur à la recherche, ça a été de mettre au point pour Antarctic Anthracite un procédé permettant de fissurer la calotte.
— Ils voient loin.
— Nous avons creusé des canaux pour drainer la pollution. Nous avons planté nos tentes et essayé de survivre au milieu de la pourriture et de la puanteur. Des milliers d’entre nous sont morts, affamés, suffoqués, suicidés. Des tribus entières ont disparu.
— Et comment cela s’est-il transformé en éden ?
— Un Indien de génie a fait une découverte. Rien d’autre ne voulait pousser dans ces terres empoisonnées que le pavot. L’Horrible Pavot.
— Qui est l’auteur de cette découverte ?
— Il s’appelait Devine. Isaac Indus Devine.
— Mm. Je commence à comprendre. Ton père ?
— Mon arrière-grand-père.
— Je vois. Le génie est dans la famille. Mais pourquoi les appelez-vous Horribles Pavots ? Ils sont magnifiques.
— C’est vrai. Mais ils produisent un opium vénéneux, dont on extrait d’horribles drogues. Des trucs nouveaux, dont on n’a jamais entendu parler, aux effets fantastiques. On n’a pas encore fini d’explorer tous les dérivés possibles. Du jour au lendemain, dans une société de drogués, la réserve est devenue fabuleusement riche.
— Cette histoire est un véritable conte de fées.
Il releva la tête, surpris.
— Pourquoi dis-tu ça, Guig ?
— Parce qu’un gouvernement bienveillant vous aurait enlevé le lac Erié pour votre propre bien.
Il éclata de rire.
— Tu as absolument raison, Guig.
» Sauf sur un point. Il y a un procédé secret qui permet d’obtenir la drogue, et personne ne le connaît à part nous. C’est ainsi que nous avons remporté notre dernière bataille avec les visages pâles. Nous leur avons laissé le choix : le lac Erié, ou le pavot empoisonné. Pas les deux. Ils nous ont proposé toutes sortes de traités, marchés, promesses, mais nous avons tenu bon. L’expérience nous a appris à ne faire confiance à personne.
— Ça me paraît quand même bien fragile, Chef. Et les pots-de-vin ? Pressions, menaces, chantages, trahisons ?
— Je sais. Ils ont tout essayé. Ils essayent encore. Nous nous en occupons.
— De quelle manière ?
— Allons, allons, Guig.
Il avait dit cela sur un ton d’amusement tellement cynique qu’un frisson me parcourut l’épine dorsale.
— En fait, c’est une Maffia peau-rouge que vous avez montée là.
— Si tu veux, plus ou moins. La Maffia internationale nous a fait des propositions, mais nous avons refusé de nous joindre à eux. Nous ne faisons confiance à personne. Ils ont essayé la manière forte. Nous leur avons envoyé nos Comanches, qui sont encore des types coriaces. Trop coriaces, à mon goût, mais je n’étais pas mécontent de cette petite guerre. Au moins, elle a servi d’exutoire à l’ardeur des Comanches, qui sont plus faciles à vivre maintenant. La Maffia internationale aussi. Je ne crois pas qu’ils recommenceront de sitôt à vouloir exercer leurs pressions. Nous leur avons donné une leçon de barbarie ancestrale qu’ils ne sont pas près d’oublier. Voici notre université. (Il me montrait du doigt une vingtaine d’hectares de bâtiments bas, tout blancs, à bardeaux.) Nous avons construit dans le style colonial pour bien montrer qu’il ne subsistait pas d’animosité envers les anciens pionniers qui ont déclenché la grande spoliation. Distillation de l’eau-de-feu. Horrible synthèse. Enseignement général. C’est la meilleure université du monde. Nous avons une liste d’attente d’un kilomètre.
— Pour les étudiants ?
— Non. Pour les professeurs. Chercheurs du monde entier. Nous ne prenons pas d’étudiants venus de l’extérieur. C’est réservé à nos jeunes.
— Vous avez des jeunes qui se droguent ?
Il secoua la tête.
— Pas à notre connaissance. Notre société n’est pas une société permissive. Pas de drogues. Pas de plombages.
— De l’eau-de-feu ?
— De temps à autre. Mais c’est tellement dégueulasse qu’ils abandonnent vite.
— C’est un secret de fabrication également ?
— Oh ! non. Alcool ; strychnine ; savon ; tabac ; poivre rouge et colorant brun.
Je frissonnai.
— N’importe qui peut se procurer la recette, car nous avons fait breveter le nom. Les gogos veulent de l’Eau-de-feu du lac Erié, et pas un substitut.
— Et vous ne voulez pas les en priver.
Il sourit :
— Hiram Walker nous a mené la vie dure, avec son Eau-de-feu canadienne. Ils ont dû dépenser des millions de dollars pour promouvoir leur produit. Mais ils ont perdu parce qu’ils ont commis une erreur monumentale dans leur publicité. Ils ne se sont pas rendu compte que les gogos ignorent la plupart du temps qu’il y a des Indiens au Canada. Ils croient que tous les Indiens du Canada sont des Eskimos, et de l’eau-de-feu eskimo, ça ne fait vraiment pas sérieux.
— Tu as confiance en moi. Chef ?
— Oui.
— Quel est le secret de l’Horrible Pavot ?
— L’huile d’armoise.
— Tu veux dire, le truc qui rendait fou les buveurs d’absinthe au dix-neuvième siècle ?
Il hocha positivement la tête.
— Que nous distillons à partir des feuilles d’Artemisia absinthium. Mais c’est un procédé long et compliqué. Il faut des années pour devenir expert, si tu as l’intention d’apprendre. On peut faire une exception pour toi et t’admettre comme étudiant.
— Non, merci. Le génie n’a pas cours dans ma famille.
Nous étions arrivés pendant ce temps devant un énorme bassin en marbre de la taille d’un petit lac, empli d’une eau cristalline.
— C’est pour nos gosses, dit le Grand Chef. Il faut bien qu’ils apprennent à nager et à se servir d’un canoë. La tradition, que veux-tu. (Nous nous assîmes sur un banc.) Bong, fit-il. Je t’ai à peu près tout dit. À toi, maintenant. Dans quoi est-ce que je me suis fourré ?
Ce n’était pas le moment de faire du boniment. Je lui parlai simplement.
— Il faut que ceci reste secret, Séquoia. Le Groupe n’en a jamais parlé à personne de l’extérieur. Je ne te demande pas de prêter serment, ni de me donner ta parole ou des Cc comme ça. Tu sais que nous pouvons nous faire confiance.
Il hocha la tête.
— Nous avons découvert que la mort n’est pas un processus métabolique inévitable. Nous semblons immortels, mais nous n’avons aucun moyen de savoir si c’est permanent ou pas. Certains d’entre nous sont là depuis pas mal de temps. Est-ce que ça durera l’éternité ? Nous l’ignorons.
— Il y a l’entropie, murmura-t-il.
— Oui, je sais. Tôt ou tard, l’univers tout entier, nous y compris, finira par disparaître.
— Qu’est-ce qui opère la transformation, Guig ?
Je décrivis nos différentes expériences.
— Toutes psychogéniques. Mm. Et c’est ce qui m’est arrivé ? Mais tu dis que je resterai éternellement à l’âge de vingt-quatre ans. Comment est-ce possible ?
— Nous sommes tous demeurés à l’âge où nous avons été transformés.
— Que fais-tu de la détérioration naturelle, de l’usure des organes ?