— C’est un des nombreux mystères. Les organismes jeunes sont capables de se réparer et de se régénérer. Pourquoi cette faculté disparaît-elle avec l’âge ? Ce n’est pas le cas chez nous.
— Qu’est-ce qui permet la régénération du Groupe ?
— Nous l’ignorons. Tu es le premier chercheur scientifique à te joindre à nous. Nous espérons que tu découvriras quelque chose. Tycho a une théorie, mais c’est un astronome.
— J’aimerais la connaître quand même.
— C’est un peu embrouillé.
— Ça ne fait rien. Dis quand même.
— Eh bien… d’après Tycho, il doit y avoir des sécrétions mortelles qui s’accumulent dans les cellules de l’organisme et qui sont les sous-produits des réactions cellulaires normales. Les cellules sont incapables de les éliminer. Elles s’accumulent au fil des années, et finissent par empêcher le fonctionnement normal de la cellule. L’organisme vieillit et meurt.
— Jusqu’à présent, il est sur du terrain solide.
— Tycho prétend que l’influx nerveux produit par un choc au moment de la mort peut détruire ces sécrétions, en permettant ainsi à l’organisme de prendre un nouveau départ. Et le renouvellement des cellules se trouve tellement accéléré que l’organisme se met à prendre sans cesse de nouveaux départs. Il dit qu’il s’agit d’un effet psychogénique produit par un effet psychogalvanique.
— Un astronome, dis-tu ? On dirait plutôt un physiologiste.
— Moitié, moitié. C’est un exobiologiste. Qu’il ait tort ou qu’il ait raison, il ne fait aucun doute que le phénomène fait partie du syndrome de l’Homol.
— Je t’attendais à ce tournant. Qu’est-ce au juste qu’un Homme Moléculaire ?
— Un organisme capable de transformer n’importe quelle molécule en assemblage anabolique.
— Consciemment ?
— Non. Ça se fait tout seul. L’Homol peut respirer n’importe quel gaz, absorber l’oxygène de l’eau, avaler du poison, s’exposer à n’importe quel environnement, de toute manière ces substances sont absorbées et stockées par son métabolisme.
— Que se passe-t-il en cas de dommage physique ?
— S’il est mineur, cela se régénère. S’il est majeur, kaput. Coupe une tête, fais sauter un cœur, et tu as un immortel mort. Nous ne sommes pas invulnérables. Inutile de te prendre pour Superman.
— Qui ça ?
— Laisse tomber. J’ai encore quelque chose à te dire au sujet de notre invulnérabilité. Nous n’osons pas prendre de risque.
— Quelle sorte de risque ?
— Notre immortalité est fondée sur le renouvellement constant, à un rythme accéléré, des cellules. Peux-tu me citer un cas classique de développement cellulaire accéléré ?
— Le cancer. Tu veux dire que le Groupe… que nous…
— Oui. Nous sommes à un poil du processus dément, incontrôlé, du cancer.
— Mais nous avons guéri le cancer avec l’acide Folicophage. Il exerce une action antibiotique sur les acides nucléiques sauvages.
— Hélas ! nous sommes prédisposés au cancer, mais nous ne l’attrapons pas. Les carcinogènes ne font qu’ouvrir la porte à quelque chose de bien pire, une mutation de la lèpre que nous appelons le canlèpre.
— Dio !
— Comme tu dis. Le canlèpre est une enfant de salope de distorsion génétique du Bacillus lepræ. Il produit différentes variations et combinaisons de la lèpre nodulaire et de la lèpre anesthésique. C’est un phénomène particulier au Groupe. Il n’existe aucun traitement à notre connaissance. On met un demi-siècle à mourir dans d’atroces douleurs.
— Qu’est-ce que le risque a à voir là-dedans ?
— Nous savons que les carcinogènes sont le résultat d’irritations ou de chocs provenant du milieu extérieur. Nous devons les éviter. Il est impossible de dire à quel moment une lésion nous fera franchir le seuil du cancer et ouvrira la porte au canlèpre. Tu devras apprendre à être prudent. Si tu es obligé de prendre un risque, sache au moins quel prix tu auras à payer peut-être. C’est la raison pour laquelle nous évitons le plus possible de manger, boire ou respirer des substances inhabituelles. Nous fuyons la violence.
— Est-ce que le canlèpre est obligatoirement le résultat d’une lésion ?
— Non, mais évite-les.
— Comment savoir qu’on est atteint ?
— Symptômes primaires : plaques rouges sur la peau, qui se pigmentent ; sentiment d’exaltation hyper-esthésique ; mal à la gorge et au larynx.
— Tout d’un coup, je les ressens tous.
Il sourit. J’étais content qu’il choisisse de plaisanter sur mes avertissements sinistres.
— Tu as passé de durs moments, Chef, lui dis-je. Mais tu ne crois pas qu’il serait temps de te remettre au boulot ? Il y a tant de choses à faire. Je resterais bien flâner pendant un an dans cette agréable réserve, mais ce serait plus raisonnable de réintégrer l’asile d’aliénés. Qu’est-ce que tu en dis ?
Il se leva.
— D’accord. Uu. Après tout, qu’est-ce qui peut encore m’arriver ?
Nous regagnâmes tranquillement le wigwam. Séquoia disait vrai. Après les événements de ces deux derniers jours, nous ne pouvions guère avoir d’autres surprises, ce qui vous montre à quel point je suis futé. Une fois à l’intérieur du machin en marbre, j’appelai le capitaine Nemo pour lui dire d’arrêter les frais. L’enfant prodigue était retrouvé et rentrait au bercail. Il fallut que je rappelle à Locomotive Sacrée de s’habiller. Je sais bien que la moitié de la popul se promène à poil de nos jours, mais après tout c’est un savant distingué et il a un certain standing à maintenir. Signes extérieurs de consommation. Le Grand Chef appelait ça signes extérieurs de consolation.
La famille s’assembla et commença à blablater en cherokee qui, à franchement parler, n’est pas une langue très, très attirante. Elle est à mi-chemin des deux pires du monde, le gaélique et l’hébreu. Rien que des gutturales et des jzic-ic-sha. Quand le Grand Chef eut fini ses explications, je me levai pour faire le clown à mon tour. Pas de jzic-ic-sha. Courbette profonde à papa. Baisemain à mama. C’est à ce moment-là que Dieu (qui possède un de Ses relais de commande en Jicé) me fit faire une des plus magnifiques bêtises de mon existence.
Quand je me tournai vers la sœur pour les salamalecs, je lui glissai deux doigts sous le menton et lui relevai le visage pour voir un peu à quoi il ressemblait. C’était un visage ovale, monté sur un long cou fait pour la guillotine. Ce n’était pas une beauté. On ne pouvait même pas l’appeler jolie. Elle était seulement charmante. Charmante et d’une grâce exquise. Une ossature délicate. Des yeux limpides. Une peau de velours. Tout était dans son expression. Lorsque je posai les yeux sur ce visage, je plongeai dans un monde nouveau dont je n’avais jamais rêvé l’existence. C’est alors que je fis la bêtise. Je l’embrassai pour lui dire au revoir.
Tout le monde se figea. Silence de mort. La sœur m’examina pendant le temps qu’il faut à peu près pour réciter un sonnet. Puis elle s’agenouilla devant moi et me passa plusieurs fois les mains sur les pieds d’avant en arrière. Ce fut le signal d’une mêlée terrible. Mama éclata en sanglots et engloutit sa fille dans ses replis. Les marmots se mirent à hurler et à pousser des clameurs de joie. Majestueux, papa s’approcha de moi, me plaqua la paume de sa main sur le cœur, saisit la paume de ma main et la plaqua sur son cœur. Je lançai un coup d’œil affolé au Grand Chef.
— Tu viens d’épouser ma sœur, dit-il sur le ton de la conversation.
J’entrai dans un état de choc.