— Même pour faire ses courses ?
— Même pour ça.
J’hésitai quelques secondes. La tradition, j’en avais jusque-là. Mais était-ce bien le moment de faire une scène ? Je fis ce que n’importe quel lâche doué de raison aurait fait : je laissai décider ma femme.
— Chef, veux-tu traduire soigneusement mes paroles s’il te plaît ?
(Je me tournai vers Natoma, qui semblait fascinée par la discussion.) Je t’aime de tout mon être… (cherokee) Où que j’aille et quoi que je fasse je te veux à mes côtés… (re-cherokee). C’est contre la tradition de ton peuple, mais acceptes-tu de la briser pour moi ? (cherokee jusqu’au bout).
Le visage de Natoma s’épanouit en un sourire qui m’ouvrit encore un nouvel univers.
— Hui, Glig, fit-elle.
Je donnai une grande claque dans le dos de Géronimo.
— Tu as entendu ça ? hurlai-je. Elle a répondu en XXe !
— Je sais. Nous avons toujours été doués pour les langues, fit-il, plutôt écœuré. Et toi, tu me parais doué pour détruire toutes les coutumes sacrées du lac Erié. Bong. Tu vas conduire cette squaw émancipée dans ta… dans ma maison. Et boutonne ton col. Tu as plein de marques de morsures dans le cou.
Le Groupe au complet, à l’exception de l’Armateur, nous attendait dans la maison. La dernière fois qu’on avait entendu parler de lui, Poulos Poulos se promenait du côté des villes jumelles de Procter & Gamble. Mais c’était avant que j’appelle Nemo pour lui dire que j’avais retrouvé l’Enfant Prodigue. Personne n’avait la plus petite idée de ce que le Grec était en train de faire dans la puissante métropole de P & G, qui couvrait actuellement la moitié de l’État du Missouri. Pour être honnête, je n’étais pas tellement fâché qu’il ne soit pas là. Il est capable de charmer n’importe quelle femme sur laquelle il a jeté son dévolu, et je préférais avoir un peu de temps pour fortifier mes défenses.
— Mesdames et messieurs, cette jeune personne est la sœur de notre ami Séquoia, et elle ne parle que le cherokee. Veuillez l’accueillir parmi vous et la rassurer. Elle s’appelle Natoma Curzon, et elle a l’infortune d’être ma femme.
Parfum en Chanson et Borgia entourèrent et suffoquèrent Natoma. Edison la serra si fort contre lui qu’il lui communiqua probablement une secousse électrique. M’bantou alla chercher Nemo, qui sortit de la piscine et la mouilla de la tête aux pieds. Fée-7, noire de fureur, la gifla à deux reprises. Je voulus me jeter sur elle, plein de rage, mais Natoma me prit la main et me retint. D’une voix tranquille, Borgia prononça :
— Bébé cyclone. Laisse-moi m’occuper de ça. Il faut d’abord le laisser suivre son cours.
Fée-Cyclone-7 ravagea la maison. Elle détruisit sur son passage les cassettes, projecteurs et livres rares de collection que j’avais réussi à accumuler. Elle fracassa la paroi de perspex et inonda le salon, le living-room et Sabu. Elle démolit la clavier terminal de mon journal intime. À l’étage, elle fit de la charpie de mes draps et de mes vêtements. Tout cela dans un silence sibilant et harassant. Puis elle courut se réfugier dans sa chambre, où elle s’écroula sur son lit en position fœtale avec son pouce dans la bouche.
— Mm. C’est bon signe.
Borgia paraissait satisfaite.
— Qu’est-ce qu’il y a de bon ?
— Les cas les plus graves finissent généralement en se masturbant. Nous pourrons la tirer de là. Dépose-la dans ce fauteuil, Guig.
— Et si elle m’arrache la tête ?
— Nn. Elle est complètement dissociée. Elle fonctionnait au niveau inconscient.
Je la déposai donc.
— Maintenant, nous allons prendre le thé, commanda Borgia. Façon de parler. Vous pouvez boire ce qui vous plaît. Conversation relax. Apporte un plateau de petits gâteaux, Guig. Parlez, tout le monde. De n’importe quoi. C’est l’atmosphère que je veux qu’elle trouve quand elle reviendra à elle.
Je chargeai mon plus grand flotteur de sphères gyroscopiques, de caviar et de pâtisseries. Lorsque je le fis voguer dans la chambre de Fée, on eût dit qu’il s’y tenait une réception diplomatique du temps de Talleyrand (le vrai). M’bantou était plongé dans une conversation animée avec Natoma. Il essayait de découvrir si parmi les jillions de dialectes qu’il connaît il en était un qui avait des racines communes avec le cherokee. Elle riait et en profitait pour pratiquer son XXe avec lui. La princesse et le Grand Chef discutaient sur la meilleure manière de sortir Sabu de la cave (grue contre rampe inclinée). Nemo et Borgia parlaient de l’obsession favorite du premier, les transplantations. Le seul qui semblait en dehors du coup était Edison. Je le servis le premier.
Ed gyroscopa deux doses (probablement sa ration pour toute une année) et avant que j’eusse fini de servir la première tournée, il était radieux comme un clown.
— Je vais maintenant, annonça-t-il, vous en raconter une bien bonne.
Le Groupe fut superbe. Aucun signe d’angoisse n’apparut sur les visages. Nous gyroscopâmes et mangeâmes comme si de rien n’était en regardant Ed avec une sympathie expectante. C’est à ce moment-là que Fée-Cyclone-7-bénie-soit-elle s’étira et bâilla puis croassa :
— Oh ! excusez-moi. Je crois que j’ai dû m’assoupir.
Je poussai le plateau vers elle.
— Juste une petite célébration, lui dis-je.
— Célébration de quoi ? demanda-t-elle en se levant pour réceptionner le flotteur.
Puis elle aperçut ma chambre et ses yeux noirs s’agrandirent. Elle laissa flotter le flotteur et se dirigea vers ma chambre. Je voulus la suivre mais Borgia secoua la tête en nous faisant signe de continuer à parler. Nous continuons. J’étais bon pour l’histoire drôle de Ed. Mais par-dessus ce qu’il disait j’entendais Fée qui explorait la maison en poussant de petits cris d’étonnement. Quand elle revint nous rejoindre, on eût dit qu’elle avait reçu un coup de merlin (masse utilisée au dix-neuvième siècle pour l’abattage du bétail, j’explique ça pour mon journal qui ne pourra plus jamais s’exprimer par son terminal saccagé).
— Dites donc, s’écria enfin Fée. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?
Borgia prit les commandes, comme d’habitude.
— Oh ! juste une gosse qui est entrée et qui a tout cassé.
— Gosse ? Quelle gosse ?
— Elle a trois ans.
— Et vous l’avez laissée ?
— Nous ne pouvions pas faire autrement, Fée.
— Je ne comprends pas. Pour quelle raison ?
— Parce que c’est une parente à toi.
— Une parente ?
— Ta petite sœur.
— Mais je n’ai pas de petite sœur.
— Si, tu en as une. À l’intérieur de toi-même.
Fée s’assit lentement.
— Je ne saisis pas bien. Tu veux dire que c’est moi qui ai fait ça ?
— Écoute, ma chérie. Je t’ai vue grandir sous mes yeux. Tu es une femme, maintenant, mais une partie de toi est restée en arrière. C’est ta petite sœur de trois ans. Elle sera toujours là, dans l’ombre, et il faudra que tu apprennes à la contrôler. Tu n’as pas défoncé le plafond. Nous avons tous le même problème. Certains s’en sortent, d’autres non. Je sais que tu t’en tireras, parce que… tous ici… nous avons énormément d’estime pour toi.
— Mais pourquoi ? Que s’est-il passé ?
— La môme qui est en toi croit qu’elle a été abandonnée par son père, alors elle a voulu tout casser.
— Son père ? Au Chinois Grauman ?
— Non. Guig.
— C’est mon père ?
— Exacto. Pendant ces trois dernières années du moins. Mais il s’est marié, et un cyclone est apparu. Maintenant… veux-tu faire la connaissance de son épouse ? Non pas ta nouvelle mère, mais sa nouvelle femme. La voici. Je te présente Natoma Curzon.