Dans chacun des cas tels que les décrivent les intéressés (à l’exception d’Hic-Hæc-Hoc, incapable de décrire quoi que ce soit), les circonstances ont été pratiquement identiques. Nous avons été pris au piège d’un cataclysme naturel ou produit par la main de l’homme et qui ne nous laissait aucune chance de nous en sortir. Nous le savions très bien. Une décharge psychogalvanique nous a parcourus au bord de l’extinction. Puis un miracle s’est produit au moment où la mort allait nous emporter, et nous nous sommes retrouvés faisant partie du Groupe à jamais. Les chances pour qu’une conjoncture pareille se réalise sont infiniment petites, mais l’Armateur Grec affirme que même la plus petite probabilité doit sortir tôt ou tard. Il sait ce qu’il dit, le Grec. C’est un joueur professionnel depuis l’époque où Aristote l’a fichu à coups de pied dans le cul hors de l’institut Péripatéticien d’Athènes.
Jicé nous a souvent décrit le désarroi mortel qui a été le sien sur la croix quand il a finalement réalisé qu’il n’allait pas être secouru in extremis par les U.S. Marines. Il se demande pourquoi il n’est pas arrivé la même chose aux deux forbans épinglés en même temps que lui sur le Golgotha. Je ne fais que lui dire : « C’est parce qu’ils n’étaient pas épileptiques, Jicé. », et il ne fait que me répondre : « Oh ! tais-toi. Tu es obsédé par cette idée d’épilepsie, Guig. J’aimerais bien que tu passes une vie à apprendre à respecter les mystères divins. »
Il a peut-être raison. Je suis obsédé, c’est vrai, par l’idée que ceux du Groupe sont prédisposés à l’épilepsie et qu’il existe une relation historique entre l’épileptique et l’unique. Moi-même, j’en souffre. Quand l’aura me touche, je sens que je peux embrasser l’univers. C’est pourquoi nous crions en spasmant. C’est trop magnifique pour que le microcosme le supporte. J’ai appris à reconnaître le type épileptique et chaque fois que j’en trouve un (ou une) je m’efforce de le recruter pour le Groupe en le tuant d’une horrible façon. C’est pour cela qu’on m’appelle Grand Guignol. Bethsabée m’envoie toujours une carte de Noël représentant la Vierge de Fer.
Ce n’est pas gentil. Si je tue et si je torture, c’est uniquement pour le bon motif. Peut-être que si je vous décris ma propre expérience de la mort vous comprendrez. En 1883, j’étais agent d’exportation à Krakatoa, une des îles volcaniques du détroit de la Sonde.
Krakatoa était officiellement considérée comme inhabitée, et c’est là l’embrouille. J’avais été établi là secrètement par une firme de San Francisco qui essayait de court-circuiter le monopole hollandais du commerce. Est-ce qu’on disait « court-circuiter » en ce temps-là ? Attendez une minute. Je vais demander à mon foutu journal.
TERMINAL. PRÊT ?
PRÊT. INDIQUER NUMÉRO PROGRAMME.
001
PROGRAMME LOCUTIONS CHARGÉ.
POSITION + NOM. COMMENCER COMPTAGE
2000 N.P.
PROGRAMME LOCUTIONS TERMINÉ.
MCS, IMPRIMÉ. W.H. FIN
NON.
Eh bien, voilà. On ne disait pas « court-circuiter » à l’époque, et bonne fête à I.B.M.
Seul un idiot pouvait accepter une place comme ça, mais j’étais un gosse de vingt ans intoxiqué par la Mystique de la Découverte et fou de me faire un nom par moi-même. Grand titre : NED CURZON DECOUVRE LE POLE NORD !!! Comme s’il avait été perdu. Ou bien : NED CURZON, L’EXPLORATEUR DE L’AFRIQUE. « Le Dr Livingstone, je présume ? » Seul M’bantou prétend que Stanley n’a jamais dit ça, et je crois M’bantou sur parole. Il était là avec un ballet sur la tête. Ballet ? Ballot ? McBee était là avec une caisse pleine d’articles de pacotaille sur la tête.
J’étais tout seul dans l’île avec mon entrepôt en bambou et un fox-terrier pour seule compagnie, mais les gens du coin venaient à la voile faire du commerce. Ils demandaient les choses les plus biscornues et offraient les choses les plus biscornues en échange, y compris leurs femmes qui sautaient au pieu à pieds joints pour une roquille de whisky frelaté. Ah ! Ces fabuleuses beautés tropicales immortalisées par Stanley ! Pas Sir Henry Morton Stanley l’Africain ; Darryl F. Stanley d’Hollywood. Leur peau était crocodilée de cicatrices rituelles et elles caquetaient quand elles se faisaient tringler en exhibant des dents noircies par le bétel. Parlez-moi de Dorothy Lamour.
Les indigènes savaient que la montagne Rakata de Krakatoa était un volcan en activité, mais il était si petit, comparé aux gros trucs de Java et de Sumatra, que cela ne les empêchait pas de venir en visite. De temps à autre, Rakata se mettait en rogne et crachait un peu de pierre ponce, mais on s’y faisait vite. Il y avait aussi des rumeurs sismiques, si faibles que je les distinguais à peine du bruit de l’océan. Même mon imbécile de chien n’eut pas le bon goût de s’alarmer. Vous savez, le fidèle compagnon prévenant son maître de la menace-invisible.
La grande explosion survint le 26 août. Ce n’est pas que je n’avais pas été averti. La veille de ce jour fatal, le vieux Markoloua était arrivé avec ses jeunes hommes et ses jeunes femmes, et une cargaison de bêches-de-mer, dont j’ai horreur, mais que les Incrustables adorent. Ils font la cuisine avec. Ils étaient tous en train de discuter avec animation à propos de poissons. Lorsque j’ai demandé à Markoloua ce qu’il y avait, il m’a répondu que le diable était un vrai poison dans l’eau. Ils avaient abordé à Krakatoa pourchassés par de grands bancs de poissons. Cela me fit rire, mais il m’emmena jusqu’au rivage pour me montrer. Il disait vrai ! La plage était jonchée de poissons morts, et chaque rouleau en apportait des centaines d’autres qui bondissaient hors de l’eau comme s’ils étaient poursuivis par Satan en personne.
Plusieurs années après, je racontai ce phénomène à un volcanologue de la station d’observation du mont Etna. Il m’expliqua que la chaleur produite au pied du Rakata avait dû se propager au fond de l’océan en élevant tellement la température que les poissons en essayant de s’échapper finissaient par se retrouver sur la côte. Mais à l’époque, j’avais cru à une espèce de pollution.
Markoloua partit après avoir troqué ses bêches-de-mer contre dix (10) miroirs en fer-blanc. Le lendemain matin, les premières éruptions eurent lieu, quatre coup sur coup, et ce fut la fin du monde. Je n’entendis même pas le bruit. Il était bien trop fort. Je le ressentis comme un bombardement acoustique qui me fit hurler. Toute la partie nord de l’île se souleva en un énorme champignon de lave. Le cône principal du Rakata se fendit jusqu’en son milieu, découvrant le conduit central. La mer s’engouffra à l’intérieur, fut instantanément transformée en vapeur et provoqua une autre série d’explosions qui finirent de faire éclater le cône.
J’étais martelé par le bruit, aveuglé par la fumée, suffoqué par les vapeurs livides, endolori dans tous mes sens. Quand arriva sur moi le grand fleuve de lave comme un torrent bouillant de chenilles chauffées au rouge, je ne sentis rien d’autre que l’horrible incrédulité de la mort qui se propageait à travers mon corps. Je savais. Je savais ce que personne ne veut croire qu’au dernier moment. Je savais que j’étais mort. Et c’est ainsi que je mourus.