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Non, l’astéroïde était loin de ressembler à une boule lisse aujourd’hui. Plutôt à une framboise. Les Fritz avaient de la place à ne savoir qu’en faire. Ils avaient donc abandonné les constructions verticales pour construire de petites unités dans tous les styles possibles et imaginables, depuis le vieux Frank Lloyd Wright jusqu’au Bauhaus controversé en passant par Stonehenge, Reims y Socios.

Toutes les constructions étaient abritées par des bulles, naturellement, d’où l’effet de framboise. Cérès était belle et bizarre, avec la lumière qui jouait sur ses dômes, et représentait une cible idéale pour une attaque, mais l’I.G. Farben ne semblait pas s’en faire. Elle savait que tout le monde savait que si quelqu’un levait la main sur elle, elle cesserait de fournir en armements de toutes sortes un système solaire épris de paix, ce qui deviendrait un désastre pour les dix-sept conflits armés qui se déroulaient en ce moment.

On nous fit passer la douane sans problème. Il y eut simplement pas mal de rires à mes dépens. On parle euro sur Cérès, et le mien est un peu rouillé aux jointures. Cela donnait une espèce de méli-mélo de français, d’allemand, d’italien et d’anglais qu’ils semblaient apprécier énormément puisqu’ils m’encourageaient à continuer à parler. Cependant, quand le Herr Capo de Douane me tapota la joue en signe de contentement, je me dis que la comédie avait assez duré et je me contentai de répéter obstinément : « El Greco, bitte. El Greco. »

Dans mon esprit, pour eux cela devait signifier Poulos. Mais ils semblaient déconcertés. Ils secouaient la tête. J’articulai :

— Poulos, bitte.

Ils secouèrent la tête de plus belle.

— El Greco, Poulos Poulos, capo von I.G. Farben.

Soudain, un douanier plus malin que les autres s’exclama :

— Ah, oui ! Greco. Capisco, capisco.

Il nous entassa dans une petite navette qui avait la forme d’un demi-melon, enfonça quelques touches sur un panneau de commande, recula et agita la main tandis que nous prenions de la vitesse. Tous les autres riaient en se donnant des claques dans le dos. Cela me rappelait la Rome heureuse d’avant Mussolini-Ff.

Nous glissions de bâtiment en bâtiment dans des tunnels transparents, mais on ne voyait rien parce que nous étions au niveau des mezzanines. Nous vîmes le soleil qui se couchait, oui, et le spectacle était assez fascinant. C’était comme une balle de golf d’un blanc étincelant qui tombait d’un seul coup, plop, derrière l’horizon. Instantanément, ce fut la nuit, constellée de l’éclat incroyable des astres. À notre gauche, une double étoile énorme représentait le groupe Terre-lune. Mars était un disque distinct. Jupiter, sur la droite, était une tache orangée sur laquelle se détachaient, comme des têtes d’épingles, les principales lunes. Un spectacle inoubliable. Natoma poussait des « oh ! » et des « blah ! ». Il n’y avait pas ça dans la réserve du lac Erié.

La navette nous arrêta dans une mezzanine. Un jeune technicien à l’air efficace nous indiqua un escalier géant qui conduisait à l’étage. Pas besoin d’ascenseurs sur Cérès. La gravité est si faible qu’on y flotte pratiquement. Nous flottâmes donc, et rebondîmes sur les marches, anxieux de retrouver au plus tôt le puissant Poulos Poulos. Bêtes que nous étions. Nous nous retrouvâmes devant les portes d’un grand magasin qui s’appelait Greco.

J’étais partisan de quitter les lieux, écœuré, mais Natoma voulut jeter un coup d’œil et prit le mors aux dents. Comme c’était une joie pour moi de lui faire tous ses caprices, je la suivis, non sans grommeler de temps en temps pour qu’elle se sente un peu coupable. Cela vous double le plaisir d’acheter, quand vous vous sentez un peu coupable.

Je ne vais pas faire la liste de tout ce que Natoma emporta. Mentionnons simplement : peintures corporelles phosphorescentes, parfums et cosmétiques chantants, vêtements à ne porter qu’une fois, par douzaines, combinaisons de travail pour hommes, « ce sera tt chic l’an prochain pour les flemmes, Glig », collants transistorisés programmés pour changer de couleur à intervalles réguliers, « les vieilles choses reviennent à la mode, Glig », cadeaux pour la famille, méthodes pour apprendre les langues – spang, euro, afro et XXe – tout seul. Et naturellement, des bagages en nombre suffisant pour mettre tout ça.

Elle ne prêta pas un seul instant attention à l’étalage éblouissant des bijoux artificiels. C’est là que j’appris que les turquoises de son bandeau et de ses bracelets étaient en réalité des émeraudes pures. Je présentai mon passeport pour payer. Je fus étonné en voyant le total qui me paraissait ridiculement bas. On me déclara que Cérès était un port franc, mais qu’il ne fallait surtout pas en parler. Ils ne tenaient pas à avoir une invasion de touristes.

Je promis de garder bouche cousue. En échange, je demandai à parler au Chef du Magasin. C’était une grosse dame, qui se montra très compréhensive et aimable lorsque je lui exposai mon problème. Elle m’apprit que Poulos n’était pas connu sous son nom à Cérès. On l’appelait Der Directeur, le seul titre que je n’avais pas songé à utiliser. Elle nous raccompagna jusqu’à la mezzanine, nous fit entrer avec nos bagages dans une nouvelle navette et effectua la programmation pour nous. « Auguri », nous cria-t-elle tandis que nous prenions de la vitesse. « Tante danke », lui criai-je en retour, ce qui la fit éclater de rire. Évidemment, j’avais encore gaffé en utilisant mon euro. Plus tard, je me souvins que j’aurais dû dire : « Grazie, sehr. »

Le décor dans le bureau du Directeur était curieux. Pendant quelques instants, j’éprouvai l’impression de m’être déjà trouvé là. Puis je compris que cela me rappelait un atrium dont j’avais vu la reconstitution à Pompéi. Vasque centrale en marbre, colonnes en marbre formant une galerie tout autour. Les murs étaient de couleur sienne foncée. J’expliquai péniblement à la réceptionniste de service qui nous étions et ce que nous voulions. Elle inclina la tête en arrière et répéta le message d’une voix claire de mi bémol. Une porte s’ouvrit. Un visage typiquement hostile de mangeur de grenouilles apparut, me dévisagea de haut en bas et me demanda d’un ton aigu :

— Qu’est-ce que c’est ?

À ce moment-là, ma fofolle de Natoma ne put résister à la gravité nulle. Elle plongea dans la vasque et évolua plus ou moins à la surface avec une incroyable grâce. Elle rejoignit le bord en marbre, se hissa, s’ébroua et sourit comme une Néréide enchanteresse. Le mangeur de grenouilles se dégela.

— Ah ! oui, murmura-t-il. Entrez donc, per favore. (Puis il poursuivit en XXe :) Quelle langue préférez-vous ?

Ne me demandez pas pourquoi je lui répondis que je préférais l’ancien anglais.

Le bureau ressemblait à l’extérieur de l’atrium, mais sans le bassin.

— Je m’appelle Boulogne. Je suis le secrétaire du Directeur, nous dit le mangeur de grenouilles. (Il rejeta la tête en arrière et claironna en un bel ut majeur :) Une serviette pour Madême Curzon, please. (Il nous regarda en souriant.) On nous demande de savoir parler toutes les langues dans ce bureau. Langues. C’est bien comme cela qu’on dit en XXe ?

Arrivé là, je l’aimais bien, mais j’appréciai beaucoup moins les nouvelles qu’il nous donna.

— Vous m’en voyez navré, m’sieu et madême Curzon, mais le Directeur est absent depuis plus d’un mois, et il n’est pas encore de retour, je puis vous l’affirmer. J’ignore absolument tout du Dr Devine et de sa cryocapsule. Ils ne sont pas arrivés sur Cérès, vero. Désolé de ne pas pouvoir vous aider.