Le Youp gloussa.
— Si seulement on avait posé cette question il y a cinq siècles, quelle différence cela aurait pu faire pour le Peuple Élu ! C’est une ancienne race et une ancienne civilisation qui a précédé le Christianisme, madame Curzon.
— Qu’est-ce que c’est, le Christianisme ?
— J’adore cette fille, fit Hilly. Elle a exactement les lacunes qu’il faut dans son éducation. Gibier, bas, à 10 heures, Guig.
Je tirai et ratai exprès. J’ai horreur de tuer des créatures.
— Vous semblez être tout le monde et partout, lui dit Natoma. Quel est votre métier ?
— C’est un Inducteur professionnel, expliquai-je.
— Je ne connais pas ce mot, Glig.
— Je viens de l’inventer spécialement pour Hillel. C’est un génie de l’induction. C’est-à-dire qu’il est capable d’observer et d’évaluer des faits apparemment dépourvus de toute corrélation, et d’en tirer des conclusions d’ensemble qui avaient échappé à tout le monde.
— Tu es trop compliqué pour elle, Guig, me dit Hillel. Disons les choses ainsi, madame Curzon. Je vois ce que tout le monde voit, mais je pense ce que personne d’autre n’a songé à penser. Gibier, 2 heures, volant rapidement. Essaye de te résigner à en abattre quelques-uns, Guig, pour sauvegarder les apparences.
Vous voyez ? Il savait que je faisais exprès de rater. Quel sens de l’observation !
— Je crois comprendre, dit Natoma. Mon mari m’affirme que vous êtes l’homme le plus malin du monde.
— Quand a-t-il dit ça ? demanda sauvagement le Youp. Je vous avais dit de faire attention.
— Il ne l’a pas dit, monsieur Hillel. Il l’a écrit sur un morceau de papier. Nous avons presque tout le temps communiqué par billets.
— Dieu merci. (Hilly paraissait vraiment soulagé.) Pendant un instant, j’ai cru que j’avais fait tous ces kilomètres pour rien.
— Mais est-ce que l’induction est une profession, monsieur Hillel ? De quelle manière ?
— Je vais te donner un exemple, Nato, intervins-je. Il se trouvait dans une galerie de peinture à Vienne un jour où ils avaient exposé un Claude Monet. Quelque chose lui parut bizarre dans ce tableau.
— Il finissait abruptement à deux extrémités, expliqua le Juif. Mauvaise composition.
— Ensuite, il s’est souvenu d’un autre Monet qu’il avait vu au Texas. Mentalement, il a mis les deux tableaux bord à bord. Ils correspondaient parfaitement.
— Je ne comprends toujours pas, dit Natoma.
— C’est une pratique malhonnête, de la part de certains marchands de tableaux, que de prendre une grande toile signée par un peintre coté, et de la découper en plusieurs morceaux pour les vendre comme des œuvres séparées.
— Ce n’est pas bien.
— Peut-être, mais c’est très lucratif. À partir de là, Hilly s’est lancé dans une véritable chasse au trésor. Il a fini par retrouver et racheter tous les morceaux, et le Monet authentique a été restauré.
— Tt lucratif, également ?
Hillel sourit.
— Uu, mais ce n’était pas le motif principal. La vraie raison, c’est que je n’ai jamais pu résister à ce genre de défi.
— Et c’est la raison pour laquelle tu te trouves ici, dis-je.
— Vous voyez, ma jolie. Il est aussi malin qu’il prétend que je le suis. Peut-être davantage.
— Mais trop fantaisiste.
— C’est ce que j’ai remarqué au fil des années. Il refuse de se consacrer à quoi que ce soit. Il préfère plaisanter tout le temps. Gottenu ! Si seulement il voulait être aussi sérieux que la vie le demande de temps à autre, quel homme extraordinaire il pourrait devenir !
Je n’aimais pas tellement ça. Je me vengeai sur un poulet qui arrivait à tire-d’aile à 8 heures.
— Donne-moi ce fusil, dit Hillel. (Il en tua quatre autres coup sur coup.) Voilà qui devrait empêcher l’Extro d’avoir des soupçons. Et maintenant, parlons sérieusement affaires.
— Tout d’abord, demandai-je, comment es-tu au courant de l’affaire ?
— Je ne suis pas Grand Inducteur pour rien. J’étais à la Gen. Motors City sur les traces d’un Edsel de derrière les fagots lorsque j’ai reçu un message de Volk – il tient une boutique de philatélie et de numismatique à La Nouvelle-Orléans – qui me demandait d’accourir. Il avait déniché une série de six timbres à un cent de la Guyane britannique de 1856. Tous encore réunis, et non oblitérés.
— Je ne savais pas qu’il y avait déjà des timbres à cette époque-là.
— Il n’y en avait pas beaucoup. C’est pourquoi un seul timbre de Guyane de 1856 a une valeur fabuleuse. Dans les cent mille, facilement. Une bande de six, reliés et non oblitérés, ça vaut… disons, autant que toi.
— Hein ! Ces collectionneurs sont cinglés !
— Uu. Immédiatement, j’ai eu des soupçons et j’ai demandé confirmation du message. Radex confirmé. J’envoie une lettre à Volk. Pas de réponse. Je demande au Radex confirmation que le message a été remis. Confirmé. Alors, je file à New Orléans et je vais trouver Volk. Il déclare qu’il ne m’a rien envoyé du tout. Là, j’ai compris que j’étais sur quelque chose de gros.
— Pourquoi as-tu eu des soupçons au départ, Hilly ?
— En ce temps-là, on gravait et on imprimait les timbres par plaques carrées de seize, quatre fois quatre. Une bande de six, automatiquement, c’était un faux.
— Ça, c’est de la perspicacité !
— À mon retour à G.M., je me suis dit que c’était peut-être un collectionneur rival qui voulait me détourner de la piste de l’Edsel. C’est alors que le Radex m’en envoyé des excuses, et un mandat de remboursement. Erreur de transmission. Il fallait lire seize timbres de Guyane britannique au lieu de six. À ce moment-là, mon sang a commencé à bouillir.
— Pourquoi ?
— Parce que Volk et moi, nous avions eu cette conversation en privé dans son atelier. Personne n’était présent à part nous, mais quelqu’un a écouté notre conversation.
— Volk est plombé.
— Sans nul doute, mais en quoi la polizei se soucie-rait-elle de timbres rares ?
— Le prix.
— Il n’a jamais été mentionné.
— Mm.
— C’était quelque chose d’autre qui nous avait épiés, et qui essayait de réparer une gaffe. Il y a eu une troisième tentative pour me faire quitter la G.M., mais je n’entrerai pas dans les détails. C’était un défi. Je ne pouvais pas résister. J’ai fait ce que le Cosaque n’a pas pu faire. J’ai retrouvé le Groupe. Tout le monde avait été dispersé par de faux messages.
— Pourquoi ?
— Attends. J’ai découvert l’existence de l’Extro et de son réseau, du Dr Devine et de toute cette fichue conspiration de cinglés.
— Le Groupe est donc au courant ?
— Plus ou moins. C’est Poulos qui m’a donné le plus gros des informations.
— Où est-il ? Dispersé lui aussi ?
— Non. Il essaye de découvrir le renégat. Oui, nous en avons longuement discuté avec le Grec, et je suis d’accord avec ses conclusions. C’est un dangereux micmac. Une question vitale. Il – ou elle – doit être neutralisé avant qu’il anéantisse le Groupe. Aucun d’entre nous n’est de taille à lutter seul contre lui. C’est la raison pour laquelle, je pense, il a voulu nous disperser. Pour disposer de nous un par un.
— Tu n’as aucune idée sur son identité ?
— Pas un seul indice. Il y a parmi nous une proportion à peu près normale de brebis galeuses. Tu peux faire ton choix.
— Une seule question. Tu sembles dire que l’Extro est capable de faire des erreurs ?
— Je croyais que tu avais dépassé le stade de l’admiration béate des machines à penser, Guig. Bien sûr qu’ils peuvent commettre des erreurs. De même que le collaborateur de l’Extro, le Dr Devine. Même entre eux, ils peuvent se tromper, et c’est grâce à ça que nous allons trouver Devine et ses trois phénomènes. Qu’est-ce que tu dis, toi, Guig, tu crois qu’ils sont équipés d’un zizi et d’un gros toto en même temps ?