J’argumentai longuement avec les gros malins de la compagnie. Ils argumentèrent en retour. Contrôle par ordinateur (inévitable). Le billet n’était pas valable. J’abattis sur le comptoir une coupure dorée en demandant un nouveau billet. Vite, s’il vous plaît. Mais le système automatique nous prit de vitesse. La navette s’envola sans moi. À cent pieds d’altitude, une explosion la volatilisa, fracassa les murs de la salle des passagers et me fit rejoindre le pays de l’oubli.
11
Personne ne connaissait son vrai nom. Personne ne le demandait. C’était un délit mortel que de poser ce genre de question dans l’Aine. On l’appelait Capo Rip. Il courait une bonne douzaine d’histoires sur ses origines, mais c’était un tel menteur qu’aucune ne pouvait être confirmée. Orphelinat (il n’existait plus un seul orphelinat depuis cent ans), gangs des rues, Maffia Internationale, synthèse de laboratoire, produit de l’insémination artificielle d’une femelle de gorille. Il coulait un sang froid dans ses veines. Il était indifférent aux femmes, aux hommes, à l’amitié, à la camaraderie. Dur et de glace. C’était un joueur probabiliste. Il avait une telle mémoire des chiffres et des probabilités qu’il était interdit dans la plupart des salles de jeux. Avec lui, la banque était sûre de perdre.
Le probabilisme lui interdisait de tuer. Non qu’il eût des scrupules à commettre un meurtre, mais les chances étaient trop contre lui. Il ne prenait jamais de risque quand les chances étaient contre. « Un mec a écrit un jour que la vie était un jeu à six contre cinq en notre défaveur », avait-il coutume de dire. « Je ne tente jamais rien à moins que les chances ne soient de six contre cinq en ma faveur. » Oui, Capo Rip était instruit, et il ne pariait jamais quand c’était le hasard qui décidait. Il essayait toujours de tenir le bon bout.
Toutes ces qualités avaient fait de Capo Rip le modèle et l’idole de l’Aine. Pour lui, c’était recto, recto ; vol, cambriolage, extorsion de fonds, chantage, corruption. Il jouissait d’un immense respect. Surtout, tout le monde dans l’Aine savait qu’on pouvait lui faire confiance. Il n’arnaquait jamais personne. Il payait promptement toutes les parts de contrats et ne se dérobait devant aucune obligation. Probabilité défavorable. Il savait que la loyauté, ça se paye.
Il vivait tranquillement dans des chambres d’hôtels, chez des particuliers, dans des salles de jeux – à condition qu’il ne s’approche pas des tables. Il n’était jamais armé, mais il avait démontré qu’il savait cogner si on l’acculait à se battre. À choisir, il préférait se dérober plutôt qu’accepter un combat loyal – pas assez de chances en sa faveur – mais il y avait toujours un abruti désireux de prouver son machisme qui ne l’entendait pas de cette oreille-là. Alors, il cognait. Tout le monde dans l’Aine était persuadé que s’il avait voulu, il aurait pu être champion dans la catégorie mi-lourds.
Capo Rip était tellement admiré qu’il était entouré en permanence d’un petit groupe de fidèles. Ils étaient inconnus, sans passé, sans casier judiciaire, sans envergure, donc, mais ils semblaient lui rendre service. Parmi eux était une femme, qui restait là aussi par dévotion, à qui il n’avait rien demandé ni offert, mais dont la fidélité semblait à toute épreuve.
Les coups de Rip étaient fort ingénieux. Quelques exemples : l’office de Courtage était protégé par une douve de sables mouvants. Le pont-levis était levé en dehors des heures d’ouverture, et personne ne pouvait se poser avec un gogo sur le toit pointu. Capo Rip se solidifia un chemin avec de la glace sèche et passa par-dessus les crânes de ses prédécesseurs infortunés. Il soudoya une secrétaire du Fonds de Forclusion pour qu’elle lui tape en morse sur son clavier terminal des renseignements cruciaux concernant les mesures de sécurité. Il put piller leurs caves en toute tranquillité.
La femme d’un politicien, âgée d’une cinquantaine d’années, se mit à rajeunir. Cheveux brillants, peau diaphane et admirable. Rip enquêta dans l’entourage du politicien. Une ravissante petite secrétaire. Il alla voir du côté des salons de rajeunissement. L’épouse n’y était pas traitée. « Empoisonnement à l’arsenic », décréta-t-il ; et le politicien paya, paya, paya. Se faisant passer pour un accordeur de pianolo, il s’introduisit dans la maison d’un collectionneur célèbre mais prudent avec l’intention de repérer une pièce russe d’une grande rareté : une déesse de dix-huit centimètres sculptée par Fabergé trois siècles auparavant dans la plus grande émeraude jamais découverte. Nulle part en vue. Il revint avec une boussole et la découvrit dans un coffret d’acier scellé dans un des murs. Il vendit sept répliques coulées dans de la pierre synthétique à des collectionneurs déments, puis il eut le culot de retourner l’original à son propriétaire. L’Aine admira le geste.
Entre les coups majeurs, il faisait de petites arnaques : le truc du visiteur médical, du coffret de radium, du ballon de verre, les avis de décès et les voyages de noces, la vente de la cataracte ou de terrains à bâtir dans l’Atlantide. Dans l’Atlantide, oui ! Les cassettes qui se défilent, les contrats sur bande magnétique qui s’effacent. Oh ! on peut dire qu’il était versatile, et très, très occupé. Il dépensait une énergie incroyable. L’Aine estimait qu’il devait peser pas loin du million par mois.
Ses esbroufes n’étaient entourées d’aucune publicité. La discrétion, c’est l’une des contraintes qu’il imposait à son groupe, et qu’ils respectaient. Pour des inconnus, ils étaient remarquables : silencieux comme une lame, jamais un mot de trop. Personne dans l’Aine n’avait jamais pu les persuader de parler, boire, se gazer, tripper, jouer, communiquer. Ils étaient sérieux comme la mort, aussi personne ne se souciait de faire leur connaissance par l’intermédiaire d’une boutonnière dans le ventre.
L’Aine n’en revint pas quand Capo Rip et sa bande de Joyeux disparurent un jour sans laisser de trace. Il était sur un coup, et tout d’un coup il n’y eut plus personne. Certains dirent qu’il avait été alpagué. Improbable. Quand on posa quelques questions discrètes à son soudoyeur professionnel, qui se trouva en possession d’un joli magot, il déclara que Capo Rip ne l’avait pas contacté. Capo Rip était monté comme une fusée, avait embrasé le ciel dans une explosion de gloire et s’était purement et simplement volatilisé.
Il était sanglé sur un lit étroit qui le balançait. Les sangles étaient bloquées, ce fut la première chose qu’il vérifia, et il y avait un inconnu au teint mat qui lui souriait tout le temps d’une manière horripilante en l’appelant « Great Capo ». La femme était là également. Elle était en train de le nourrir avec une cuiller à pot. Rip ignorait toujours son nom. Il ne souhaitait d’ailleurs pas le connaître. Maintenant moins que jamais. Il prenait du plaisir à lui cracher ta nourriture au visage.
Quel que fût l’endroit où il se trouvait, une chose était certaine, cela grouillait de docteurs et d’infirmières en blouse blanche et en conversation animée. On entendait des mots comme : « myoïdes peauciers », « aponévrose abdominale », « rectus femoris » et « ligamentum cruciatum cruris ». Affolant. Le seul être sensé là-dedans était un jeune chirurgien lycanthrope. Il se transformait sans arrêt en homme-loup aux crocs pointus et dévorait vivantes les infirmières hurlantes, en commençant généralement par le grand fessier. L’homme au teint mat et la femme ne faisaient pas attention à lui.