Prené gard.
C’était tout. Jicé leva les yeux vers moi avec une telle expression de perplexité que j’éclatai de rire malgré moi.
— Oh ! elle est venue, poursuivis-je. Une petite bonne femme de dix ans, militante en diable. On l’a bourrée de sandwiches et de cokes jusqu’à ce qu’elle en soit malade et il a fallu que je la raccompagne chez elle. Maintenant, je ne sais pas comment faire pour m’en débarrasser. Elle m’a adopté.
— Depuis combien de temps se trouve-t-elle ici ?
— Trois ans.
— Elle n’a pas de famille ?
— Ils sont bien contents de ne plus l’avoir sur les bras. Cette gosse est un phénomène de la nature, un monstre, un cas. Elle a appris toute seule à lire et à écrire. Il n’y a pratiquement pas de limite à ses potentialités.
— Que fait-elle ici ?
— Elle se rend utile.
— Guig !
— Mais non, mais non. Elle est formée, mais elle n’a que treize ans. Trop jeune pour moi. Ce n’est pas ce que tu crois, Jicé. Voyons.
— Je ne te ferai pas d’excuses. Je connais trop ta réputation. Tu ne vis que pour une forme mécanique de plaisir.
Vous vous rendez compte. Me dire ça à moi, qui ai fichu toutes les femmes de la maison dehors à l’occasion de la Visitation. C’est ça l’ennui, avec ces réformateurs qui se prennent au sérieux. Ce sont des types formidables, mais ils n’ont aucun sens de l’humour. Parfum en Chanson me disait l’autre jour que Confucius était exactement comme Jicé, et je suppose que Bethsabée dirait la même chose de Mohammed. On supporte ce genre de sagesse pendant une heure, mais ensuite il faut bien aller pouffer dehors. Personne d’entre nous n’a rencontré Moïse. Cela m’étonnerait qu’il fasse exception à la règle.
Voici comment Jicé a eu tous ses ennuis. Je ne me plains pas, parce que cela a été pour moi l’occasion d’avoir ma première recrue. Les mecs de l’Union Carbide, notre université locale, organisaient leur manif rituelle. C’était l’émeute traditionnelle, avec incendies, hurlements et tueries. La seule chose qui changeait était la cause. Les groupes de pression devaient signer des mois à l’avance pour être représentés. Jicé déclara qu’il descendait sur le campus pour voir s’il pouvait arrêter tout ça. Il était d’accord avec les idées des jeunes, mais il réprouvait leurs méthodes.
— Tu ne comprends pas, lui disais-je. Ils sont attachés à leurs traditions de mort et de destruction. Ils ne demandent même pas à quoi ça sert. On leur distribue des affiches et un texte, et ils attrapent un orgasme. Ceux qui font dans la pulsion suicidaire sont bien contents.
— La destruction de l’œuvre de Dieu quelle qu’elle soit est une tentative de destruction de Dieu, dit-il d’un air sentencieux.
— Peut-être. Voyons un peu ce qu’ils détruisent aujourd’hui. Oho, Fée !
Fée-7 entra en faisant le vampire cette fois-ci.
— Embrasse-moi, idiot, fit-elle en me frappant les lèvres d’une rose en plastique.
— Arrête. Quel est le sujet de la manif d’aujourd’hui ?
Elle pencha la tête et écouta attentivement.
— Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Jicé.
— Écoute, mon vieux. Ce n’est pas possible. Tu vis avec le Groupe et tu ne sais pas ce qui se passe dans cette civilisation de dingues au-dehors. C’est un monde de drogués et de plombés. Quatre-vingt-dix pour cent des mecs ont un plombage implanté dans le crâne dès leur naissance à la maternité. Ils sont continuellement surveillés. L’air est saturé de millions d’émissions de ces petits appareils. Ce qui rend Fée unique, c’est qu’elle est capable de les capter et de les décoder sans récepteur. Ne me demande pas comment elle fait. Cette gosse est un génie. C’est tout.
— MLW, dit Fée-7.
— Tu vois bien, repris-je. Tu ne crois pas qu’il faut être dingue pour brûler une bibliothèque à cause d’une poignée de Whities ? Il ne reste pas plus d’un million de Blancs purs dans le monde entier, et la plupart sont des dégénérés ou ont un chromosome en trop.
— Viens ici, mon enfant ! dit Jicé.
Fée lui lança les bras autour du cou et l’embrassa passionnément. Il prit le vampire sur ses genoux, et instantanément la scène fut transformée en la « Pietà » de Michel-Ange. C’est ça, la magie de Jicé.
— Est-ce que tu utilises des drogues, ma chérie ?
— Non. (Elle me fustigea du regard.) Il ne me laisse pas.
— Tu aimerais bien ?
— Non. C’est pas bon. Tout le monde en prend.
— Alors, qu’est-ce que tu reproches à Guig ?
— Il me fait faire tout ce qu’il veut. Je n’ai pas d’identité.
— Pourquoi ne le quittes-tu pas ?
— Parce que… (Elle était bloquée. Elle se laissa aller en arrière et se ressaisit.) Parce que j’attends le jour où c’est moi qui lui ferai faire ce que je veux.
— Es-tu plombée, ma chérie ?
— Non, répondis-je à sa place. Elle est née dans le caniveau. Elle n’est jamais allée dans un établissement hospitalier.
— Je suis née au septième rang d’orchestre du Chinois Grauman, s’insurgea Fée avec énormément de dignité.
— Dieu du ciel ! Comment ça ?
— Ma famille habite là, dit Fée.
Jicé me regarda sidéré.
— Elle est snob parce que sa famille a réussi à descendre du balcon à l’orchestre, expliquai-je.
Il renonça, embrassa Fée et la reposa par terre. En fait, elle resta un moment accrochée à son cou avant de le lâcher. Ce que c’est que le charisme. Il lui demanda si la manif avait commencé et elle répondit oui. Les flics captaient les émissions des plombages et ne semblaient pas satisfaits. Ils trouvaient ça monotone. Ils envisageaient l’envoi de provocateurs pour relancer les choses.
Jicé sortit. Je m’inquiétais un peu pour lui. Avec ses cheveux longs et sa barbe, il ne risquait pas grand-chose du côté des manifestants, mais j’avais peur que les flics ne se servent de lui pour revigorer la manif. Il en était capable. Souvenez-vous du cirque qu’il a soulevé dans ce temple à Jérusalem.
Le campus était la scène de bordel habituelle : missiles, lasers, bombes incendiaires, explosions. Tout le monde était heureux. Il y avait des chants et des slogans rythmés. On criait : « Un, deux trois, quatre », et puis quelque chose qui rimait avec quatre. « Cinq, six, sept, huit », et quelque chose qui rimait avec huit. Ça n’allait pas beaucoup plus loin, parce que l’arithmétique n’est plus une matière obligatoire. Les agents de l’ordre maintenaient un barrage rituel et rivalisaient entre eux pour être les premiers à arrêter et violer les plus belles filles. Ce fou de Jicé marcha droit sur le lieu de la cérémonie.
« Merde, me dis-je. Il va refaire son Sermon sur la Montagne, et je n’ai pas apporté mon magnéto. »
Il n’eut pas le temps de les adjurer. Une vingtaine de militants se précipitèrent sur un innocent hélico parqué non loin de là et qui n’avait fait de mal à personne. Ils le secouèrent et le basculèrent sur le côté. Ils lui arrachèrent les pales et les patins d’atterrissage et essayèrent de détacher la cabine du châssis. Ils le firent basculer encore, pour essayer de le retourner complètement, mais ils durent y aller trop fort et dans la mauvaise direction, car l’appareil se dressa verticalement, juste au-dessus de l’endroit où était Jicé.
Je courus. Il y eut une dizaine d’explosions sourdes, puis du gaz partout (mélangé de nos jours à du LSD). Les manifestants cessèrent de courir et prirent de profondes inspirations. J’avais respiré du gaz moi aussi, mais j’atteignis quand même l’hélico et essayai de le soulever. Impossible. Trois fics surgirent et m’agrippèrent.