— Alors, à ton retour, tu me diras.
— Les merveilles étranges qui te sont arrivées…
Cela me suffisait pour prouver ce que je voulais.
— Vois-tu, Grand Chef. Des merveilles étranges sont tombées sur ta tête. Je t’envie, frère. Je voudrais y participer. Le Groupe entier le voudrait, j’en suis sûr. Mais tu as déclenché un massacre. Pp ? Tu prends la relève des vieilles guerres indiennes ?
— Nn. Nn. Nn. Les années d’antan, c’est fini. S’il y a une guerre ? Uu. Uu. Uu. Écoute-moi bien, Guig. Il y a dix mille ans, nous vivions dans un environnement bien précis. Nous n’y puisions que ce dont nous avions besoin. Nous rendions ce que nous ne pouvions pas utiliser. Nous n’étions qu’un seul organisme. L’équilibre était intact. Mais maintenant ? Nous avons détruit, détruit, détruit. Où est le combustible fossile ? Parti en fumée. Les poissons, les animaux ? Disparus. Les arbres, la forêt vierge ? Évanouis. L’humus ? Envolé. Tout, tout est parti. Perdu. Perdu à jamais. Tu cites des vers ? Connais-tu ceci :
Vous avez décroché le firmament, et cependant le ciel n’est pas plus près de votre tête. Vous façonnez de grands actes sans issue tandis que des hommes à demi achevés croient et craignent.
— Nous sommes tous des hommes à demi achevés, Guig. Une espèce ratée qui croit et qui craint et qui ne sait que détruire. Je vais vous remplacer. Tu m’as appelé astromorphe. Tu crois que je désire que le fléau humain pollue les étoiles ? Nous sommes en train d’empoisonner le cosmos à la racine.
— Quand tu parles de remplacer, tu veux dire exterminer.
— Nn. La race déchue sera progressivement remplacée par la nouvelle. La tuerie, c’est l’Extro. C’est monstrueux.
— Et tu ne peux pas le laisser tomber ?
— Comment le pourrais-je ? Il s’est installé en moi pour l’éternité.
— Tu n’en as pas envie, de toute façon.
— Nn, je n’en ai pas envie. L’ennui, c’est que je n’arrive pas encore à le contrôler.
— Je vois. C’est la Bataille des Titans. Mais tu es en état d’infériorité, frère. Seul contre deux.
— Que veux-tu dire ?
— Un autre Titan s’est joint à la bataille, du côté de l’Extro, et ils se servent de toi et de tes facultés de central de liaison. Tu ne pourras jamais les dominer.
— Tu ferais peut-être mieux de me tuer tout de suite, frère, me dit-il avec lassitude.
Qu’est-ce que vous voulez qu’un homme en colère réponde à ça ? Heureusement, à ce moment-là survint une diversion. Un hover bourdonna, arrivant de la direction de G.M., et se posa devant nous. Le Juif glissa à terre. (Hilly ne saute jamais.) Il s’approcha de nous et dit :
— Vous êtes encerclé. Dr Devine, je présume. Je suis Hillel, le Juif. Dites-moi vite si les timbres de la Guyane ont existé, ou si c’était une invention. Tt maladroit, mon cher Devine. Vous devriez consulter le Groupe, quand vous voulez lancer une arnaque. On ne peut pas compter sur un ordinateur.
Je ne sais si ce fut l’apparition inattendue du Juif ou son aplomb qui laissa le Peau-Rouge muet.
— Aha ! du matériel je vois, poursuivit Hilly sur son ton bon enfant. Vous allez nous conduire, et Guig et moi nous vous aiderons à décharger. J’ai hâte de voir ces fameux cryonautes.
Le Grand Chef regrimpa dans son hovercraft, toujours sans dire un mot, et s’engagea dans Capsule-strasse. Hillel et moi nous suivîmes. Longue Lance se dissocia de la roche et siffla. Je secouai la tête, et il redevint invisible. Hilly hocha la tête en signe d’approbation. Rien ne lui échappe jamais. Il balaya la grotte d’un regard, transperça les cryonautes d’un second.
— Ils ne parlent que musique, murmurai-je.
Il hocha la tête et leur chanta la Hatikvah tout en aidant Géronimo à décharger. Ils paraissaient adorer ça. Géronimo gardait le silence. Il essayait probablement de faire face en pensant par petits paquets. Je gardais le silence également. Le dilemme était diluvien.
À un moment, Hillel me chuchota :
— Regarde un peu ça, Guig.
Il ouvrit une petite boîte. Elle contenait une douzaine d’aiguilles à coudre en acier.
— Il va leur faire des vêtements, dis-je.
— Ce n’est pas ça. Regarde bien.
Il posa la boîte sur le sol. Elle tourna toute seule et se pointa sur les câbles électriques. Hilly la fit tourner encore, la lâcha, et elle se remit d’elle-même dans la position précédente.
— C’est la réponse à la question, dit-il.
— Quelle question ?
— Celle que tu ne t’es pas encore posée. (Il vit que ça ne m’intéressait pas, abandonna la conversation et se tourna vers le Grand Chef.) Pouvons-nous discuter en paroles sans déranger vos remarquables créatures ? demanda-t-il d’un ton plaisant.
— Cela dépend de la musique de votre voix, répondit Séquoia. Apparemment, la vôtre ne leur déplaît pas.
— Uu. Un héritage racial. La vôtre non plus, à ce que je constate. Nous pouvons donc parler.
— De quel sujet ?
— Une supplique. Vous et vos cryonautes, vous êtes sur le point d’entrer dans l’histoire. On se souviendra de vous pour toujours. Pourquoi continuer à vous cacher ? Venez avec nous au grand jour. Laissez-nous vous aider et vous protéger. Vous savez que vous pouvez compter sur nous.
— Nn. Cette expérience m’appartient.
— Bien sûr. Et il ne viendra à personne l’idée de vous en ôter le crédit. Tout le mérite vous revient entièrement.
— Je n’ai pas besoin qu’on m’aide.
— Très bien. Supplique N° 2. Votre étonnante symbiose avec l’Extro et le réseau électronique. Il faudrait étudier cela. C’est un pas de géant dans l’évolution. Voulez-vous nous permettre de vous aider ?
— Nn.
— Dr Devine, vous allez entrer dans l’histoire et cependant on dirait que vous avez envie de vous saborder. Pourquoi ? D’après les rapports de Guig, vous n’êtes plus ce que vous étiez avant. Pourquoi ? N’avez-vous plus le contrôle ?
— Nn.
— Êtes-vous dirigé par l’Extro ?
— Nn.
— Le dirigez-vous ?
— Nn.
— On dirait un mariage raté. Sait-il que vous vous cachez ici ?
— Uu, mais il ne peut pas m’atteindre.
— Votre hover ne bavarde pas quand vous êtes là-haut ?
— La mémoire d’une machine ne vaut que ce que valent ses circuits électroniques. L’hovercraft est conscient du moment, rien de plus.
— Un existentialiste. Mais l’Extro se souvient.
— Uu.
— Est-il vivant ?
— Donnez-moi une définition de la vie, et je vous répondrai.
— Je peux répondre moi-même, Dr Devine. Il est vivant à travers vous. Dites-moi ce que vous dissimulez ici à votre associé.
— C’est que je ne sais plus où j’en suis, bon Dieu ! hurla-t-il. (Les cryos eurent un mouvement de recul.) Il m’est arrivé trop de choses en un temps trop court, et j’essaye de mettre un peu d’ordre dans mes idées. J’ai des ennuis avec mes cryos. Ils ont peur et je ne sais pas pourquoi. Il y a trop de choses qui m’échappent en ce moment. Tout ce que je vous demande, c’est de me foutre la paix !
— Je comprends très bien, et je suis d’accord, mais à condition que vous nous foutiez la paix aussi.
— Je l’ai dit à Guig. Je n’ai rien à voir avec ces massacres.
— Alors, cessez de donner vie aux massacreurs.
— Comment ?
— En quittant cette planète. En vous mettant hors de portée de leurs émissions.
— Jamais. Je veux bien me mettre à l’abri, mais je ne fuirai pas.