— Mais non, mais non. Simple déduction. Résultante, non pas émergence.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! J’ai tout raté avec les actionnaires !
Soudain, un déclic se fit et il-moi poussa un hurlement. Je n’aimais pas la tête qu’il avait, mais je suppose que personne n’aime sa propre tête.
— Qu’est-ce qu’il y a, Guig ? me demandèrent ceux du Groupe. Tu as mal ?
— Non, bougres d’imbéciles, c’est bien pour ça que je crie ! C’est le triomphe de Grand Guignol. Vous ne voyez pas ? Vous ne saisissez pas ? Pourquoi n’a-t-il pas vu que c’était de l’acide nitrique fumant ? Pourquoi les vapeurs ne l’ont-elles pas étouffé ? Pourquoi n’est-il pas rongé maintenant ? Pourquoi n’a-t-il pas été obligé de s’enfuir avec Fée et les autres ? Réfléchissez bien pendant que je savoure mon triomphe.
Au bout d’un long moment, l’Armateur Grec déclara :
— Je n’avais jamais pris tes tentatives au sérieux, Guig. Je te demande de m’excuser. Il y avait une chance sur un million, aussi j’espère que tu me pardonnes.
— Je te pardonne. Je vous pardonne à tous. Nous avons un nouvel Homme Moléculaire parmi nous. Nous avons un magnifique Homol tout neuf. Tu entends, Pocahontas ?
— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.
— Prends une bonne bouffée d’acide nitrique. Paye-t’en une goulée. Tu peux faire ce que tu veux pour célébrer l’occasion. Bienvenue dans le Groupe, Grand Chef.
Et tandis que nous quittions tous le labo pour rejoindre les actionnaires secoués par la toux, il disparut. Cette fois-ci, cependant, le pseudo-moi le suivit pas une porte-iris dérobée et une rampe inclinée qui menait à l’extérieur. Je hurlais, et le spectre disait d’une voix caverneuse :
Chef, c’est moi, Guig. Tu m’entends ? Écoute-moi. Attention. Danger.
Il ne m’entendait pas. Il ne me voyait pas, il ne me sentait pas. Il continua comme si de rien n’était sa fugue de face de poker. Ce fut l’une des expériences les plus frustrantes et les plus exaspérantes de toute mon existence. Je me sentis vraiment soulagé quand la mante religieuse de Herbie Wells me happa pour me ramener. Herb comprit tout de suite en voyant mon expression et haussa les épaules en disant :
— Je t’avais dit que ça foirerait.
Natoma et moi, nous nous mîmes donc en attente pour la fusée en partance pour Saturne VI, qu’on appelait aussi la lune Titan. En attente, parce qu’il s’agissait essentiellement de voyager à la combine. Nous nous soumîmes de bonne grâce à la fouille contre les matériaux inflammables. Titan possède une atmosphère de méthane qui est toxique et explosive quand elle est piquée de fluor. Le méthane est aussi connu sous le nom de gaz des marais, et il est produit par la décomposition de matières organiques.
Les gens qui ne voyagent pas croient que tous les satellites se ressemblent : rocheux, sablonneux, volcaniques. Titan est au contraire une masse de matières organiques solidifiées, qui n’a pas encore fini de faire parler les cosmologistes. Le soleil était-il plus chaud ? Titan était-il une planète intérieure (il est plus gros que la Lune terrestre) arrachée par Jupiter et livrée port payé à Saturne ? A-t-il été ensemencé par des cosmonautes venus de l’espace il y a des temps immémoriaux pour ensuite abandonner écœurés le système solaire ?
J’emmenais Natoma avec moi non pas parce que j’avais besoin d’elle pour Hic-Hæc-Hoc, mais parce qu’on n’atteint pas Saturne en une semaine, disons plutôt un mois, et il y a une limite à tout. L’attente ne fut pas trop ennuyeuse. Nous avions pour nous distraire l’émission de Glace-O-Rama, le sitcom pingouin. Zitzcom vient de s’apercevoir que sa fille, Ritzcom, a accepté l’invitation de Witzcom de passer la nuit avec lui sur un iceberg. Des complications hilarantes surgissent. La nuit antarctique dure trois mois et Zitzcom ignore que c’est la sœur jumelle de Ritzcom, Titzcom, qui a accepté l’invitation sur un coup de tête parce que son galant, Fitzcom, ne l’a pas invitée au slide-in pingouin. Cascades de rires.
J’avais averti Nato que Titan était une lune minière. La couche organique est exploitée, puis expédiée en gros blocs congelés. Mais elle ne pouvait pas comprendre vraiment ce que cela signifiait jusqu’au moment où nous sommes montés à bord du cargo et où on nous a indiqué notre cabine privée. C’était cela, ta combine. Pas de passagers. Pas d’équipage. Seulement des officiers de pont. Il fallait bien que deux d’entre eux aient accepté d’aller pieuter autre part en échange d’une compensation substantielle. Le cargo puait. Le compost qu’il transportait dans l’autre sens lui laissait de manière permanente son arôme de tombe.
J’avais été assez avisé pour prendre mes précautions : un énorme panier d’osier avec assez de bouffe pour durer des mois, du linge de rechange et des couvertures. Un cargo pour Saturne n’est pas une fusée de luxe et, bien qu’il y ait un commandant à bord, il n’y a ni table du commandant, ni steward, ni repas organisés. C’est à la bonne franquette, chacun se sert dans le congélateur quand il en éprouve l’envie. On se maintient et on survit avec le minimum, et c’est une des raisons qui font que Titan reste et demeurera toujours une lune minière.
Nous ne quittions presque jamais notre minuscule cabine. Nous parlions, parlions, parlions. Il y avait tant à rattraper. Nous évoquions ensemble tristement le souvenir de Poulos. Elle voulut que je lui explique en détail ce que c’étaient que les clowns de l’éden. Je lui dis tout ce que je savais sur les clones de l’ADN. Ce n’était pas grand-chose, mais à vrai dire la technique est encore dans l’enfance. Puis elle insista pour savoir pourquoi j’étais sujet à de profondes dépressions et ce que c’était que le C.L. Je fus obligé de lui parler du canlèpre.
— Je ne veux plus que tu prennes de risque physique, déclara-t-elle, sévère.
— Pas même pour tes beaux yeux ?
— Surtout pas pour mes beaux yeux. Tu n’auras pas le C.L., cette fois-ci. Je le sais. J’ai un don de seconde vue. Toutes les femmes de la lignée des Devine le possèdent. Mais si tu prends un autre risque, je te ferai rôtir à petit feu, et tu regretteras de ne pas avoir eu le C.L.
— Oui, m’dame, fis-je d’un air soumis. Mais si le linéaire a explosé, ce n’était pas ma faute, m’dame.
Elle prononça un mot cherokee qui eût sans doute fait rougir notre frère Séquoia.
Nato avait bûché ferme ces derniers temps. Elle s’entraînait à lire en XXe.
— Titan est le plus grand des satellites de Saturne, m’annonça-t-elle. Il gravite à une distance de un million deux cent quatorze mille kilomètres de sa planète mère. Sa période sidérale est de… de… Qu’est-ce que ça veut dire, Guig ?
— Le temps qu’il met pour faire un tour complet.
— Est de quinze virgule neuf cent quarante-cinq jours. L’inclinaison de son orbite par rapport au plan de l’anneau – J’ai cherché ces deux mots dans le dictionnaire, Guig – est de vingt apostrophe. Son…
— Mais non, ma chérie. C’est un symbole qui signifie minute. On mesure les angles en degrés, minutes et secondes. Un degré est un petit « o » ; une minute est une apostrophe, et une seconde un guillemet.
— Merci. Son diamètre est de cinq mille six cent quatre-vingts kilomètres et il a été découvert par… par… je ne sais pas prononcer ce nom. Il n’est pas dans le dictionnaire.
— Laisse-moi voir. Ah ! oui. Huyghenz. Haï-geunz. Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent le prononcer en XXe. C’était un très grand savant hollandais, qui a vécu il y a très longtemps. Merci beaucoup, ma chérie. Maintenant, je sais tout ce qu’il y a à savoir sur Titan.
Elle voulait me poser des questions, mais je lui promis de l’emmener visiter ce qui autrefois s’appelait la Hollande et de lui montrer l’endroit où avait vécu Haï-geunz, s’il existait toujours. Saturne grossissait de plus en plus et formait un spectacle impressionnant. Natoma grâce à son charme avait réussi à se faire accepter sur la passerelle de commandement. Elle y passait des heures à contempler le disque froid, rayé, tacheté, entouré d’anneaux inclinés de dix petits « o ».