Hélas ! il ne restait plus que deux anneaux. Malgré les violentes protestations des écologistes et des cosmologistes, la Better Building Conglomerate avait eu l’autorisation de moissonner le troisième anneau pour fabriquer avec une espèce d’aggloméré permettant de construire de meilleures habitations. Il y avait la crise du logement, et la B.B.C. payait des royalties énormes. Un astronome en colère avait même été euthanasié parce qu’il avait grillé le président du conseil d’administration.
Si vous avez cru que la fouille était sévère à l’embarquement, vous auriez dû voir ce que nous avons subi à l’arrivée. Tandis que nous descendions le long tunnel qui conduisait à Mine City, on nous fouilla et on nous refouilla sous toutes les coutures à la recherche de tout ce qui pouvait être combustible ou quasi combustible : métaux ferreux, n’importe quoi capable de produire une flamme ou une étincelle. Titan vivait perpétuellement au bord de la catastrophe. Une seule étincelle, et l’atmosphère de méthane transformait la lune en nova.
La cité était fantasmagorique ; voici comment elle était née : les prospecteurs avaient commencé par exploiter le compost jusqu’à une profondeur de quinze mètres. Lorsqu’il avait atteint une superficie de trois kilomètres carrés, le cratère avait été surmonté d’une couverture de plastique par l’ORGASME (the Organic Systems and Manure Company, Ltd). Des rues étroites avaient été tracées selon un dessin rectiligne, des maisons avaient été construites et la ville minière s’était édifiée sur la lune explosive. Il faisait sombre ; le soleil n’était rien de plus qu’une brillante lampe à arc, mais il y avait un rayonnement thermique agréable en provenance de maman Saturne. Il faisait humide, ce qui éliminait les risques d’étincelles électrostatiques, et cela puait les halogènes, le méthane et le compost.
Pas d’hôtel, évidemment, mais il y avait quand même une résidence pour les visiteurs de marque. J’y allai carrément au bluff : « Je suis Edward Curzon de l’I.G. Farben. Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas reçu mon message de Cérès. Veuillez contacter le directeur Poulos Poulos pour vous le faire confirmer. » Je distribuai des pourboires royaux, et mis en pratique ce que j’avais appris des années durant. Je fis tranquillement comme si je ne doutais pas que mes ordres seraient exécutés, et ils le furent.
Je découvris Hic sans trop de mal le quatrième jour. J’avais emporté avec moi un chercheur à influx nerveux, et tout ce que j’avais à faire c’était dépasser les mineurs dans chaque secteur – j’étais censé m’intéresser aux techniques de production, vous comprenez – et effectuer une lecture. Le quatrième jour, l’aiguille fit un bond et je suivis la direction qu’elle indiquait au pas de charge sur une quinzaine de kilomètres jusqu’au moment où j’arrivai en vue d’une hutte de compost qui ressemblait assez aux cabanes en pisé que les anciens pionniers se construisaient en Amérique au XIXe siècle. Elle était toute brillante de cristaux d’ammoniac, présents partout sur Titan. Il y avait des fissures et des cratères de météorites spectaculaires sur la couche de glace, et le magma d’origine volcanique bouillonnait (au sens relatif du terme ; la température moyenne sur Titan est de moins cent trente petits « o » Celsius) en formant des mares de méthane liquide. Saturne se levait théâtralement derrière la cabane. À l’intérieur était Hic-Hæc-Hoc, tapi comme un prédateur sur le point de bondir sur sa proie.
Je connais la réaction populaire. Dites « Neandertal » à n’importe qui, et immédiatement surgit dans son esprit l’image d’un homme des cavernes armé d’une massue et traînant une personne du sexe opposé par les cheveux. En réalité, le Neandertalien n’était pas capable de porter ou de traîner grand-chose. Ses pouces n’étaient pas bien opposables. Il était incapable de parler parce que la musculature de sa bouche et de son gosier était inadéquate. Les anthropologistes discutent encore pour savoir si ce ne sont pas la parole et le pouce qui ont produit l’homo sapiens. Il est certain que le Neandertalien avait une capacité crânienne équivalente. Seulement, elle est restée une capacité inexploitée. Si vous savez lire le XXe, cherchez l’article Neandertal dans une encyclopédie, et vous aurez une idée approximative de ce à quoi ressemblait Hic-Hæc-Hoc : un catcheur titubant complètement paumé. Mais costaud. Et vivant, comme les animaux, une existence de terreur perpétuelle.
J’avais retiré mon masque, mais je ne sais pas s’il me reconnaissait ou s’il se souvenait de moi. Comme dit Sans-Nom, il est incapable de penser. Mais il comprenait mes signes et mes grognements. J’avais eu l’esprit assez prévoyant pour remplir une de mes poches de sucreries. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, je lui lançais un bonbon dedans, ce qui l’emplissait de ravissement. C’est ainsi que les Russes récompensaient jadis leurs ours savants.
Ce fut une conversation mémorable. Je pourrais vous faire un dessin des signes, mais vous ne les comprendriez pas. Je pourrais vous transcrire les grognements et les onomatopées en symboles phonétiques, mais je ne crois pas que cela vous serait d’une grande utilité. Hic comprenait parfaitement. C’est vrai qu’il est incapable de penser, mais uniquement en termes de mémoire et de séquence rationnelle. Il peut absorber et comprendre une idée à la fois. Combien de temps elle demeure en lui, cela dépend du moment où elle est détrônée par la terreur existentielle. Pour cela, les sucreries m’étaient une aide précieuse.
Après m’être imposé à force de signaux, bonbons, grognements, caramels, menaces et chocolats, il me fallut encore le faire entrer dans la combinaison thermique supplémentaire que j’avais apportée. Il n’allait quand même pas se balader à poil au milieu du méthane. Les gens poseraient des questions. Je réussis enfin à l’envelopper comme il faut, et nous retournâmes de notre démarche la plus gracieuse à Méthane City, Colosse du Compost, la Ville sur un Volcan, avec derrière nous Saturne et ses deux anneaux. Satané Séquoia. Il avait raison, avec son humanité pourrie. Comment combattre un mec avec qui vous êtes foncièrement d’accord ?
Après une inspection du bout des doigts, Natoma décréta :
— Il faut le raser du haut jusqu’en bas. Nous le ferons passer pour rentrer pour un frère simple d’esprit. (Puis elle me regarda avec perplexité.) Guig, comment a-t-il fait pour arriver jusqu’ici ?
— Comme passager clandestin, sans doute. N’oublie pas que c’est un Homol. Il peut supporter n’importe quelle température, et se nourrir de tout ce qui lui tombe sous la main des mois durant.
Entre deux signes et deux bonbons, nous réussîmes à baigner et à raser entièrement Hic-Hæc-Hoc. Natoma le décora de graffiti pour le banaliser. Hic aimait Natoma. Il était à l’aise avec elle. Je pense qu’il n’a peut-être jamais eu de mère. D’un autre côté, il aimait aussi son bain. Je pense qu’il n’avait jamais connu ça non plus.
Pendant le voyage de retour, il dormit sur le sol de notre cabine. Il y avait un seul ennui : il n’aimait pas les provisions de notre panier d’osier. Par contre, l’odeur de compost le rendait fou de faim. Mais impossible d’en avoir une miette : tout était bouclé dans les soutes frigorifiques. Il se mit à dévorer alors les choses les plus impossibles : notre linge de rechange, un extincteur, des livres, nos bagages, des cartes à jouer. Nous étions obligés de faire montre (il a mangé la mienne aussi, à propos) d’une attention constante. Si nous l’avions laissé faire, je crois bien qu’il aurait grignoté la coque, mettant ainsi notre vie en danger.