Notre armée laissait derrière elle un sillage de décombres électroniques qui évoquait la Marche à la Mer de Sherman, mais le réseau n’avait aucun moyen de savoir que nous en étions responsables. Les machines se détraquent toujours pour que continue d’exister l’inestimable Corporation des Réparateurs. Le soir, nous campions devant un feu d’armoise et nous faisions griller tout ce que Hic et moi nous pouvions dénicher. Ce n’était pas commode. Nous n’avions ni vaisselle ni ustensiles pour faire la cuisine. Nous obtenions de l’eau en broyant des cactus, des agaves ou des figues de Barbarie entre deux pierres plates, mais nous n’avions rien pour la conserver.
C’est alors que la chance nous sourit. Nous passâmes devant un dépotoir abandonné. J’examinai attentivement le tas de ferraille rouillée et allélu ! en sortis de vieilles pièces d’automobiles qui nous serviraient d’ustensiles : deux grands pare-chocs creux, huit enjoliveurs de roues comme assiettes et un réservoir d’essence qu’il me fallut arracher à coups de marteau des restes d’un châssis, pour stocker l’eau. Je transformai l’un des pare-chocs en poêle à frire et l’autre en marmite. Nous avions tout ce qu’il fallait, maintenant.
C’était vraiment la vie en plein air. Natoma me montra comment on capture les lapins à la mode indienne. Quand elle repérait un gros mâle assis sur son derrière en train d’examiner le terrain, elle me faisait un signe et je m’avançais nonchalamment à découvert tout en prenant bien garde de ne pas dépasser sa distance de fuite. Il me suivait d’un œil soupçonneux, prêt à détaler au moindre geste menaçant de ma part. Pendant ce temps, Natoma rampait silencieusement pour le prendre à revers. Un geste vif, et ses doigts se refermaient sur son cou. Pas toujours, mais assez souvent.
Nous eûmes un autre coup de chance. Nous venions de traverser un arroyo à sec lorsque je remarquai, à un grand nombre de kilomètres sur notre gauche, un amas de nuages noirs parsemés d’éclairs. Je fis arrêter la troupe, indiquai du doigt l’orage lointain, puis l’arroyo, et enfin le réservoir vide. Nous attendîmes, dîmes, dîmes. Il y eut alors un grondement sourd, suivi d’un fracas grandissant, et un torrent d’eau écumante déboula dans le lit de l’arroyo. Je lavai le réservoir d’essence à plusieurs reprises, puis je le remplis. L’eau était pleine de sédiments, mais potable. C’est alors que survint le coup de chance dont j’ai parlé, sous la forme d’un mouton bêlant et gigotant emporté par le courant tumultueux. Je saisis une patte au vol, Natoma attrapa l’autre et nous le hissâmes hors de l’eau. Je tire le rideau sur l’horrible boucherie qui s’ensuivit. Ce n’est pas facile de dépecer un mouton avec deux marteaux et une hachette.
Chose curieuse. Clin-clin ne semblait pas éprouver le besoin de se nourrir. Je commençai bientôt à le soupçonner d’entretenir son métabolisme en puisant à des sources inusitées, comme les lignes à haute tension. Il manifestait une intelligence certaine. Après nous avoir vus, Hic et moi, fouiller pendant une semaine dans des tas d’ordures, il parut saisir une partie de l’idée. De temps à autre, il faisait un clignement d’œil à notre Leader Sans Reproche – j’aurais bien voulu savoir dans quel langage ils communiquaient – et décollait de son épaule. Il revenait quelque temps après avec tout un bric-à-brac accroché à son protoplasme : pierres, armoise, branches mortes, os blanchis, bouteille violacée par le soleil… Mais un soir, nous eûmes la bonne fortune de le voir revenir avec un pécari de quinze kilos. La hachette fit de nouveau son office.
Ozymandias nous tomba dessus à l’improviste un soir où nous avions capturé un tatou que nous nous demandions comment faire cuire. Son arrivée ne passa pas inaperçue. Elle fut annoncée par une série de craquements, de piétinements et de halètements précipités. On aurait dit un brontosaure aveugle chargeant au milieu de la jungle. Il apparut alors à la lueur du feu de camp, bras écartés, trébuchant sur un cactus. Il faillit s’écraser au milieu du feu.
Merlin l’avait surnommé Ozymandias en souvenir des derniers vers du poème de Shelley :
Autour des ruines de cette épave colossale
Solitaires et nus les sables du désert s’étendent à l’infini.
Oz était véritablement colossal. Il faisait deux mètres de haut et pesait cent cinquante kilos. C’était aussi une épave. Il avait parcouru le système dans tous les sens, ripaillant et semant la désolation partout où il passait. Derrière lui, les sables du désert s’installaient. Il ne pouvait pas aller quelque part sans briser quelque chose, lui y compris. C’était loin de représenter un atout de choix pour notre expédition, mais j’étais content quand même qu’il nous ait retrouvés.
Oz est un métropnik. On le trouve rarement en dehors d’une Grande Ville. L’idée qu’il se faisait sur la manière de s’habiller pour affronter les rigueurs de l’extérieur était hilarante : grosses chaussures de montagne, mi-bas de laine à pompons, short en cuir, veste de safari en toile et chapeau tyrolien, sans oublier le blaireau pour se raser. Mais le cher maladroit avait quand même un impressionnant couteau de chasse accroché à sa ceinture, et il allait nous être bien utile. Il avait aussi un sac à dos dont les courbes m’indiquaient qu’il était rempli de bouteilles de vin. Malheureusement, la tache qui s’élargissait et les gouttes sombres qui s’en échappaient une à une m’indiquaient aussi qu’il y avait au moins une bouteille de cassée déjà.
Ozymandias ouvrit la bouche pour manifester chaleureusement sa joie de nous retrouver, mais je lui fis signe de se taire. Il referma la bouche, fit la grimace et se toucha le bout de la langue. Il s’était mordu, sans aucun doute. À partir de là, notre conversation s’effectua par écrit au moyen de billets de banque, comme un couple de Beethoven sourds. Je ne vous donnerai pas d’échantillon de notre sténo ; de toute façon, Oz m’a cassé mon stylo. Mais cela se résumait à peu près à ceci : le Groupe savait que j’allais chercher Hic-Hæc-Hoc, et Pepys leur avait appris qu’il était sur Titan. Oz avait fait alors quelque chose de très génial, du moins à ce qu’il croyait. Il avait envoyé un télex avec réponse payée aux autorités de Titan pour leur demander la date de retour et la destination d’Edward Curzon et de sa femme. Mais – comble de l’habileté – en utilisant un faux nom. Le renseignement lui avait été envoyé, et c’est ainsi que le réseau avait retrouvé notre trace. Quant à Oz, il suivit notre sillage de machines détruites et nous rattrapa. Il pensait que d’autres avaient, pu faire de même.
Il nous fêta tous de la même manière : en nous serrant contre lui, en nous embrassant et en nous lançant en l’air. Oz était un lanceur. Avec lui, vous avez intérêt à savoir retomber sur vos pattes. Il vous rate une fois sur deux quand vous redescendez. Dès qu’il vit Natoma, ce fut tout de suite le coup de foudre. C’est toujours le coup de foudre avec lui. Clin-clin le désorienta un peu, mais il le lança quand même en l’air. Il ne l’embrassa pas. Quand je lui demandai conseil au sujet du tatou, il me répondit de manière brève mais catégorique. À l’étouffée dans sa carapace, m’écrivit-il. Puis il inspecta son sac à dos, en sortit une bouteille cassée et versa une larme en me montrant l’étiquette. Vosne-Romanée Conti, le plus fin et le plus rare des vins de Bourgogne. Cependant, il se consola l’instant d’après, haussa les épaules en riant, lança la bouteille en l’air, la rattrapa en se coupant, et la jeta au loin en maugréant.