Il y avait un problème de transport en ce qui concernait Ozymandias. Il ne pouvait pas monter un de nos chevaux, il lui briserait l’échine. Natoma descendit du chariot pour prendre le cheval sur lequel j’étais (les deux autres étaient attelés au chariot) et Oz monta à sa place. Il fit basculer le chariot, et nos affaires se répandirent partout. Nous les remîmes en ordre, et Oz essaya de nouveau. Cette fois-ci, je le fis monter à plat ventre et s’asseoir à l’arrière. Cela marcha. Nous étions maintenant une armée de quatre soldats en déroute.
Nous arrivâmes ainsi jusqu’à l’Obregon, où Hillel nous rejoignit. Il était en hovercraft. Il nous survola d’abord sans s’arrêter. Rapide et efficace. Il avait sans aucun doute détruit le tableau de bord et je ne comprenais pas cette prudence excessive. Il se dirigea droit sur l’horizon comme s’il ne nous avait pas vus. Nous entendîmes une explosion, et une demi-heure plus tard Hilly arriva en courant. Je compris alors. Son bras gauche était manquant. J’étais sidéré.
Le Juif hocha la tête en souriant tristement.
Le Rajah ? écrivis-je.
Uu.
Comment ?
Trop compliqué à écrire. C’était remarquablement
bien monté.
Mais tu lui as échappé.
En y laissant des plumes. Poulos était un avertissement.
Régénération ?
Peut-être. Tu seras le prochain. Méfie-toi.
Pp moi ?
Il tue par ordre décroissant.
Hilly salua d’un clin d’œil une Natoma pétrifiée d’horreur, enfourna une poignée de bonbons dans la bouche de Hic, tapota la joue d’Ozymandias et examina Clin-clin avec fascination. Clin-clin, de son côté, ne s’était jamais trouvé en présence d’un Terrien à trois membres, et il se mit également en devoir d’examiner le Juif. Hilly tressaillit à plusieurs reprises comme s’il avait reçu des secousses électriques. Puis il s’éloigna pendant quelques heures, tandis que nous prenions un peu de repos et que j’essayais d’empêcher Natoma de pleurer. Oz sortit une flûte de Pan de son sac à dos et se mit à en tirer des sons doux et mélodieux.
Hilly revint sur une vieille bicyclette qu’il avait réussi à rafistoler, et toute la troupe se mit en route en direction de Chihuahua, où M’bantou se joignit à nous. Cinq Beethoven muets. M’b s’absenta et lorsqu’il revint il était monté sur un âne dont les longues oreilles traînaient par terre. Clin-clin fut sidéré par la couleur de M’bantou. Il fallut qu’il l’examine aussi, naturellement. Le Zoulou comprit ce qu’il voulait et se déshabilla aussitôt. Il tressaillit et dansa d’un pied sur l’autre pendant l’examen, pour finalement s’écrouler évanoui. Nous ôtâmes Clin-clin de dessus sa tête et nous occupâmes du Zoulou jusqu’au moment où il reprit connaissance. Dès qu’il eut la force de réagir, j’écrivis :
Suffocation ?
Nn. Pompage du cerveau. Perte d’énergie cérébrale.
Comme aspirée ?
Uu.
Charge électro-nerveuse ?
Uu. Ne le laissez pas s’approcher de vous à poil.
Pp à poil ?
Les vêtements forment un isolant.
Notre armée silencieuse se frayait maintenant une voie d’un kilomètre de large, en détruisant sur son chemin toute la ferraille-racaille qu’elle pouvait rencontrer. M’bantou nous était d’une aide précieuse pour nous apprendre à vivre sur le terrain. Notre ordinaire s’était amélioré grâce à lui de manière sensible : igname sauvage, oignons sauvages, persil sauvage, oignons de lis, panais et racines étranges. Hilly, malin comme toujours, avait eu la présence d’esprit d’amener avec lui quelques blocs de bon sel gemme. Il faut que je vous explique que, bien qu’un Homol soit capable de se nourrir de n’importe quoi, nous préférons quand même un bon repas si c’est possible. Ozymandias s’avéra en la matière un maître queux incomparable en même temps qu’un improvisateur précieux.
Éric le Rouge se joignit au détachement devant Hermosillo. Vous commencez à avoir une idée du parcours continuellement zigzagant que nous étions obligés d’adopter. Nous fûmes obligés de traverser le Rio de la Concepcion pour arriver à Nogales. La rivière était en crue. Nous étions contents de pouvoir nous laver, mais il nous fallut abandonner tout notre équipement lourd derrière nous. Nous espérions vivre sur le terrain comme auparavant. Nous étions des rêveurs.
Plus nous montions vers le nord, plus nous affrontions l’explo démo sans compter toutes les petites facilités mécano-électroniques que les gens civilisés exigent et considèrent comme normales aujourd’hui. Nous prîmes l’habitude de nous déplacer de nuit et de nous terrer dans des trous obscurs le jour, toujours dans le plus grand silence. Plus question de détruire quoi que ce soit. Il y en avait trop. Nous étions devenus les rois de la Feinte.
Entre Chula Vista Del Mar et San Diego, Éric s’absenta le temps d’une période de repos et revint un peu plus tard en gesticulant pour que nous le suivions. Nous suivîmes. Il nous mena jusqu’à une voie ferrée où il y avait une draisine à main abandonnée. Nous nous y installâmes et commençâmes à pomper à tour de rôle en direction du nord. C’était un travail éreintant et je fus bien content quand la draisine dérailla quelque part au sud de San Diego.
Nous campâmes, et M’b s’absenta. Quand il revint, il avait avec lui un chameau, deux zèbres et un bison qu’il avait persuadés de coopérer en utilisant le langage animal. Sans doute avait-il fait une incursion au zoo de San Diego. Le fait est que nous disposions de nouveau de montures. Direction nord, vers San Clemente (aujourd’hui devenu mausolée national) où Oz s’absenta et revint légèrement endommagé en nous faisant des signes énergiques de le suivre. Nous obéîmes. Il nous mena jusqu’à un quai devant lequel se balançait un canot de sauvetage inoccupé. Nous fîmes force de rames en direction du nord. Très fatigant et mauvais pour les mains et pour le derrière. Heureusement que le canot percé sombra devant Laguna (encore un naufrage à l’actif d’Ozymandias). Il ne nous restait plus qu’à regagner la rive à la nage. Je remorquai Hic en le tenant sous les aisselles, mains nouées autour de sa nuque. Cet idiot était capable de respirer sous l’eau, mais il n’avait jamais appris à nager.
Nous fîmes sécher nos vêtements au soleil et nous nous allongeâmes pour nous reposer à l’exception de Clin-clin qui s’envola pour explorer la mer. La dernière chose que je vis avant de sombrer dans le sommeil fut Clin-clin en train de battre des ailes au-dessus de l’eau avec un dauphin furieux qui se débattait dans les plis de son protoplasme. La première chose que je vis en me réveillant fut une somptueuse diva en cafetan pourpre qui nous dominait de toute sa hauteur. C’était Queenie.
— Aha !, dit-il. On vient chasser sur mon terrain privé, à ce que je vois. Je ne savais pas que tu étais si bien suspendu, G…
À ce moment-là, il fut interrompu net par la main de Hilly sur sa bouche. Hilly écrivit d’un doigt dans le sable :
Pp parler.
Pp ? écrivit Queenie.
Extro.
Et alors ?
J’ai l’intention de le tuer.