— Aidez-moi à soulever ça, haletai-je. Il y a quelqu’un dessous.
Nous forçâmes tous ensemble. Aucun résultat. C’est alors qu’un énorme gaillard, osseux, les yeux enfoncés et le teint cuivré, apparut, saisit le bord du châssis et le retourna. Le Christ monta avec la carcasse, crucifié. C’est ainsi que je fis la connaissance de mon premier candidat heureux à l’éternité.
2
Il était du type épileptique. Je n’en avais jamais douté depuis le moment où je l’avais vu pour la première fois. Un candidat de rêve, fort, musclé, solide comme un roc. Il transporta le crucifié à l’hôpital sur une seule épaule. Jicé était en train de geindre en araméen, la langue qu’il a apprise sur les genoux de sa mère. Aux Urgences, le type fut traité avec le plus grand respect. « Oui, docteur (Yassuh, medico), non, docteur, certainement, docteur. » Je me dis qu’il avait dû faire quelque chose de sensationnel, par exemple relancer la peste pour combattre l’explo. démo. Un petit génie, quoi.
On plaça Jicé dans un lit. Je ne me faisais pas trop de souci pour lui. Il en faut davantage pour mettre la vie d’un Homol en danger. Mais j’étais terrifié par l’idée du canlèpre. C’est le danger réel, constant. Je vous parlerai plus tard du canlèpre.
Je murmurai à l’oreille de Jicé :
— Je t’ai inscrit sous le nom de J. Kristman. Ne te tracasse pas. Je me fais passer pour un proche parent. Je m’occuperai de toi.
Le type me dit alors en XXe :
— Hé, vous parlez en vieil anglais. Comment ça se fait ?
— Et vous, comment ça se fait ? répliquai-je.
— Peut-être qu’un jour je vous expliquerai.
— Moi de même. Qu’est-ce que vous diriez d’un petit verre ?
— Volontiers, mais je n’ai pas le droit de boire de l’eau-de-feu. Je suis pupille du gouvernement.
— Facile. Je passe la commande et je vous le refile. Qu’est-ce que ce sera ?
— De l’eau-de-feu.
— Vous voulez dire que ça existe ?
Son visage était de bois.
— Est-ce que j’ai une gueule à plaisanter ?
— Vous avez une gueule de devanture de magasin de cigares.
— Ça existe, ça ?
— Il fut un temps où ça existait. Où est-ce qu’on va boire ?
— À l’impulsion binaire. Je vais vous montrer.
C’était la boîte à campus typique. Ombres psychédéliques, musique orgastique, mecs allongés par terre en train de cuver leur trop-plein, pubs en trois dimensions saisissantes de réalité. « Salut, disait un géant fraternel. Je suis votre banque de recyclage. Dans nos efforts fraternels pour préserver l’écologie, nous voulons recycler votre argent en… »
Nous marchâmes à travers la projection pour gagner le comptoir désert.
— Une double eau-de-feu, dis-je. Et un double soda pour mon ami.
— Avec du gaz dans le soda ? voulut savoir le barman. Hasch ? Amphs ? Sub ?
— Soda tout simple. Ça le fait tripper.
Tout ça en spanglais, vous comprendar. Quand on nous apporta les verres, ils s’emmêlèrent un peu, comme les couples sur le plancher. Mais j’essayai l’eau-de-feu, et je faillis avoir une convulsion.
— J’ai failli avoir une convulsion, dis-je.
— Je sais, fit-il. C’est la strychnine que nous mettons dedans. Les visages pâles adorent ça.
— Comment, nous ?
— Nous distillons cela illégalement dans la réserve du lac Erié et nous le vendons aux visages pâles. Les temps ont changé, n’est-ce pas ? C’est comme ça que nous sommes devenus riches. L’eau-de-feu et l’Horrible Pavot.
— J’essaierai de comprendre plus tard. Je suis Prince. Ned Prince. Et vous ?
— Devine.
— D’accord, mais donne-moi une idée.
— Non, non. C’est mon nom. Devine. (Il me lança un regard sans expression.) Tu n’as pas entendu parler de feu le grand George Devine ?
— C’est toi ?
— Mon ancêtre. C’est le nom que les visages pâles lui ont donné. Son vrai nom était Séquoia.
— À cause de l’arbre ?
— Ils ont nommé l’arbre à cause de lui.
J’émis un sifflement.
— Il était célèbre à ce point ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il faisait partie des plus fins érudits indiens. Entre autres choses, il a inventé l’alphabet cherokee.
— Tu es le Dr Devine ?
— Mm.
— En médecine ?
— En physique. Mais c’est pratiquement la même chose aujourd’hui.
— Ici, à l’Union Carbide ?
— J’enseigne ici. Mais mon vrai travail, c’est au JPL que je le fais.
— Le Jet Propulsion Lab ? En quoi ça consiste, ce travail ?
— Je suis attaché de recherche à la Mission Pluton.
Je sifflai de nouveau. Pas étonnants, ces oui, docteur, non, docteur, certainement, docteur. Ce gonser mâcher engloutissait quelque chose comme un million de dollars par semaine dans un des programmes les plus célébrés de toute l’histoire de la NASA, avec financement de l’United Conglomerate Fund dans l’espoir fraternel de faire du système solaire un endroit plus facile à vivre pour les investisseurs méritants.
— J’ai l’impression que c’est le gouvernement qui est ton pupille, Devine. Tu crois que j’ai encore soif ?
— Oui.
— Cette fois-ci, on partage. Ça se laisse boire, ce truc.
— Écoute, je te faisais marcher, pour cette interdiction de boire de l’eau-de-feu. Il y a une éternité que c’est aboli.
— Ah ! bon. Ma mémoire est un peu élastique. Hé ! barman, deux doubles Feux. Tu as un petit nom, Devine ?
— Je m’appelle S. Devine.
— S comme Sam ?
— Non.
— Saül ? Sosthène ? Stanislas ?
Il rit. Vous n’avez rien vu tant que vous n’avez pas vu son rire de joueur de poker.
— Tu es un drôle de type. Prince. Qu’est-ce que ton copain allait faire dans ce merdier ?
— Il est comme ça. Il n’écoute jamais. Pourquoi ne veux-tu pas me dire ton nom ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ? Appelle-moi Doc.
— Je pourrais vérifier dans la liste des actionnaires de l’U-Con.
— Impossible. Je n’y figure que comme S. Devine, doct. en phys. Rien d’autre ! Barman, on remet ça. C’est ma tournée.
Le barman objecta que nous avions bu assez d’alcool et nous suggéra de prendre quelque chose de respectable à la place, par exemple de la mescaline. Nous lui fîmes plaisir. Un sosie de Christophe Colomb, lunette d’approche comprise, émergea du plancher.
— Mes amis, avez-vous songé à ce que serait le savoir-faire si l’air du temps devenait le nerf de la guerre ? Donnez généreusement à la Fondation pour la Recherche Industrielle en achetant les produits qui ont notre label : Muig, Grouk, Fulb, Spoul…
Nous l’ignorâmes.
— Si je te montre mon passeport, lui dis-je, tu me montres le tien ?
— Je n’en ai pas. Pas besoin de passeport pour l’espace. Pas encore, du moins.
— Tu ne voyages jamais ?
— Ils ne me laissent pas sortir de Mexifornie, officiellement.
— Tu es à ce point important ?
— Je sais trop de choses. Ils ont peur que je tombe entre de mauvaises mains. La Con. Ed. a essayé de me kidnapper l’année dernière.
— Je ne peux plus supporter cette torture. En réalité, je suis un espion pour AT & T. Travesti. Je m’appelle Nellie, si tu veux savoir.
Il rit de nouveau, toujours avec sa face de poker.
— Tu as gagné, Nellie. Moi, je suis un pur Cherokee.