— Ça fait une éternité que je t’attends, Guig.
— Tu ne savais pas où j’étais ?
— Je t’ai perdu après Mexas City. (Il hésita.) Comment va-t-elle ?
— Très bien. Toujours fâchée avec notre vilain garnement de frère.
— Elle a du caractère.
— Pourquoi dis-tu que tu m’attendais ?
— J’ai eu beaucoup de travail, des semaines entières, pour mettre au point un programme de production d’hermos, ici sur la Terre. J’étais persuadé que tu finirais par te montrer, tôt ou tard.
— Et tu savais pour quelle raison ?
— Pour conclure un arrangement avec l’Extro et moi.
— Sans le Rajah ?
— Qui ça ?
— Ah ! Tu ne connais pas encore son identité. Le tueur renégat qui s’est allié à l’Extro pour se servir de toi. Il a déjà tué Poulos. Il a failli avoir Hillel, et je suis probablement le prochain sur la liste.
Je me tournai vers Hic en lui faisant nombre de gestes et de grognements pressants. Il finit par saisir et se dirigea vers l’Extro. Le Peau-Rouge était perplexe.
— Qu’est-ce que tout ça signifie, Guig ?
— Pas question d’arrangement. On utilise les grands moyens. C’est pour ton bien. On liquide l’Extro.
Il poussa un hurlement qui fit s’enfuir les cryos apeurés et fit un bond vers Hic, qui attaquait les consoles et les panneaux de la machine maudite avec ses mains puissantes. Je plongeai sur l’Indien, le plaquai aux genoux et le fis tomber.
L’Extro n’avait pas besoin de Séquoia pour se défendre. Il avait entendu tout ce que j’avais dit et avait organisé sa résistance. Des ampoules éclataient, et des fragments de verre tranchants comme des rasoirs pleuvaient. Le système de climatisation explosa ; nouveau bombardement. Des serrures électroniques se refermèrent sur les portes des banques mémorielles. Des courts-circuits se déclarèrent et des câbles à haute tension tombèrent un peu partout en grésillant. Les ordinateurs satellites furent sacrifiés. Ils commencèrent à exploser l’un après l’autre. Il semblait que l’Extro voulait sacrifier tous les humains du centre, également.
Un cri d’animal issu du gosier de Hic troua l’obscurité et la démence des lieux. Devine et moi, figés sur place, nous regardâmes dans la direction du cri. Toute une paroi de l’Extro avait été arrachée et il y avait un lion à l’intérieur qui dardait sur nous des yeux flamboyants. La sarabande publicitaire jetait sur toute la scène une déroutante lumière kaléidoscopique. Au bout d’un autre moment, je compris que c’était un homme qui portait un masque de lion. Puis je découvris la vérité : ce n’était pas un masque. C’était un visage horriblement déformé.
— Mon Dieu ! Le C.L. !
— Qu’est-ce que c’est, Guig ? Hein ? Qu’est-ce que c’est ?
Le Grand Chef et moi nous nous remîmes sur nos pieds.
— Le Canlèpre. Le stade léonin final… il… c’est…
L’apparition émergea d’une petite clairière aménagée à l’intérieur des circuits électroniques de l’Extro. Elle se déplaçait avec une certaine rigidité convulsive d’où se dégageait cependant une impression de force écrasante. La force qui accompagne la perte de contrôle et l’état d’hypersensibilité douloureuse du Canlèpre arrivé à son dernier stade. Après cela, c’est l’anesthésie finale. Cela puait horriblement. Tout le centre était envahi par l’odeur du canlèpre. Hic-Hæc-Hoc glapit et disparut en courant.
— Tant d’années se sont écoulées depuis la station thermale, mon cher Curzon, fit le Rajah, courtois et distingué comme à son habitude.
Sa voix était rauque et brisée, mais il avait gardé son intonation chantante. Mon esprit gémissait et se rebellait intérieurement, essayant d’échapper à ce qu’il fallait affronter.
— Et voici, naturellement, la dernière et la plus belle acquisition du Groupe. Je fus moi-même beau, jadis. Arrivez-vous à croire une chose pareille, Dr Devine ? Oui, je vous connais. Je vous observe dans l’ombre depuis quelque temps. J’ai observé le Groupe tout entier. Voulez-vous apprendre mon nom au Dr Devine, Curzon ? Mes noms et titres.
Il me fallut rassembler tout mon courage pour parler.
— Son Altesse Sérénissime le Prince Mahadeva Kauravas Bhina Arjuna, Maharajah de Bharat. Le Groupe l’appelle le Rajah.
— Ravi de vous connaître, Dr Devine. Je ne vous serre pas la main. Les princes royaux de mon rang ne peuvent se prêter à cette coutume roturière. Il vous serait permis de me baiser les doigts, mais le contact de ma peau est repoussant, même pour moi. Mon cher Curzon, vous ne lui avez pas dit que je suis aussi l’avatar, la transfiguration de Çiva sur la terre.
— Je l’ignorais, Rajah. Toutes mes excuses. (J’avais le cœur en liquéfaction, mais je n’allais pas m’en laisser remontrer en dignité.) Ainsi, le renégat c’est bien vous. Altesse Sérénissime. Je n’avais pas voulu le croire quand Hillel me l’a dit.
— Renégat, Curzon ? Seul un Juif incroyant peut dire une chose pareille. Dieu, Curzon. (Abruptement, il se mit à hurler.) Dieu, Curzon. Le divin Çiva, Nous sommes Çiva !
J’étais convaincu enfin. Le canlèpre était le facteur qui manquait. Le C.L. avait fait d’un être délicat un ennemi féroce, sournois, destructeur, un véritable lion en fait. C’était bien l’animal que Longue Lance avait entrevu dans les cavernes de sel. C’était lui qui avait fait peur aux cryos et qui perturbait l’Extro.
— Je vous félicite pour le choix de votre cachette. Rajah. Personne n’aurait songé à venir chercher votre poste de commandement juste au cœur de l’action. Mais comment avez-vous fait pour vous ménager une place dans tout ce fouillis ?
— J’ai supprimé quelques unités, Curzon. Même pas l’équivalent d’une lobotomie préfrontale pour l’Extro, bien qu’il ait protesté un peu. Mais pourquoi votre pouls tremble-t-il, Dr Devine ? Avez-vous tellement peur de Çiva ? Ne niez pas. Je l’entends. Je le vois. Rien n’échappe à un Dieu. Tout est enregistré. C’est pourquoi les destructions et les créations opérées par Çiva sont reçues avec amour et humilité… Oui, amour et humilité pour ma destruction et la régénération du vide.
— Dieu du ciel ! éclatai-je. (J’étais tremblant.) Où est la régénération pour Fée, pour Poulos, pour le bras d’Hillel, ma maison, nos…
— Hélas ! pas la petite fille. Je le regrette. Ce n’est pas moi qui l’ai détruite. C’était avant mon avènement. Le Grec, oui. Une belle mort. Le Juif a réussi à m’échapper, mais ce n’est que partie remise. Personne n’échappe deux fois à Çiva.
— Pas la petite fille, hélas ? répéta Séquoia d’une voix étranglée. Vous regrettez de n’avoir pas pu… Hélas ?
— Amour et humilité, Dr Devine. C’est le véritable culte de Çiva. (Soudain, sa colère flamboya au visage de Séquoia.) Amour et humilité ! Je suis le tout, l’unique, la destruction et la régénération, et le linga est mon symbole sacré. Voyez ! Voyez, avec amour et humilité.
Il nous montra son symbole énorme, en putréfaction. Nous reculâmes, écœurés.
Brusquement, la colère fit place à la douceur raisonnable.
— Vous m’aimerez au moment même où je vous anéantirai, car je suis le faiseur de miracles par la vertu de cinquante ans de pénitence et de méditation.
— Vous souffrez du canlèpre depuis un demi-siècle, Rajah ? Je ne…
Mais je bégayais tellement que je dus m’arrêter.