Je vomis de nouveau, à vide.
Une voix grésilla en spanglais :
— Goddam bod dentro.
Une autre répondit :
— No sabe que nosotros leave nothing ?
Je dirigeai vers eux le rayon de la torche. Trois silhouettes grotesques s’inscrivirent contre le ciel noir. Des pilleurs de tombes, étincelants de bijoux volés.
— You got une carda sindicalista ? demanda le troisième.
Ils se laissèrent tomber dans la fosse. Ils étaient tous les trois armés de lourds fémurs. Mort ou vivant, j’allais bientôt enrichir le compost. Je reculai tandis qu’ils avançaient. Je me fouillais frénétiquement à la recherche de quelque objet de valeur à leur lancer. Je gardais la lumière dirigée contre leurs yeux, mais ils se contentaient de cligner tout en brandissant leurs fémurs.
« Je vais bientôt te retrouver, Fée. »
Mes recherches de tout à l’heure avaient dû introduire suffisamment d’air dans le compost pour provoquer une combustion. Une flammerole lécha soudain la paroi de la fosse qui s’embrasa tout entière. Les trois crapules grimpèrent à toute vitesse. Je grimpai du côté opposé. Tandis qu’ils éteignaient leurs vêtements enflammés en se roulant par terre, je sortis comme un fou de l’Arrivederci. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me donnai de grandes claques partout.
Je n’eus pas besoin de parler en arrivant au tipi. Ils comprirent en me voyant. Ils ne me demandèrent même pas comment je m’étais mis dans cet état. Mes vêtements étaient presque entièrement brûlés, il ne me restait presque plus de cheveux sur la tête et j’empestais une abominable odeur de compost. Ils se levèrent lentement, jetèrent un dernier regard au Grand Chef, à qui on venait de faire la toilette, murmurèrent leur sympathie à Natoma et s’en allèrent un par un retrouver leurs styles de vie respectifs. Pourquoi avaient-ils murmuré ? Ce n’était pas un enterrement ; simplement un petit contretemps dans l’existence de Séquoia. J’allais avoir mon contretemps à moi dans un moment, aussi.
— Je vais t’aider à te laver et à te changer, sourit Natoma. Voilà que je me retrouve avec deux bébés sur les bras.
— Merci. Ce bébé-ci est tt fatigué.
— Ensuite, tu iras te coucher.
— Je n’ose pas, ma chérie. Si je vais me coucher maintenant, je risque de dormir une semaine sans interruption. Il faut d’abord raccompagner notre petit frère à la maison.
— Ce n’est pas raisonnable, Edward. Tu en fais trop.
— Tu as raison. Je sais. Je… j’aurais dû t’écouter, pour Fée.
— Tu ne te doutes pas à quel point j’avais raison, dit-elle d’une drôle de voix.
J’étais tellement fatigué que je n’y pris pas garde sur le moment.
— Écoute, laisse-moi quand même me débarrasser de cette corvée ce soir. Ensuite, on sera seuls. Rien que nous deux. Tu ne sais pas à quel point tu m’as manqué.
Natoma poussa un cri. Les trois cryos venaient d’entrer silencieusement dans le tipi, chargés d’un lourd paquet enveloppé dans du plastique. Les loups n’avaient pas bronché. M’bantou avait dû les emmener avec lui. J’ouvris de grands yeux. Les cryos étaient toujours aveugles, mais ils se déplaçaient maintenant sans hésitation. Un nouveau bienfait de l’ordinateur, sans doute ?
— C’est la sœur ? Votre femme ?
Ils paraissaient se rendre compte de tout.
— Uu.
— Elle ne doit pas avoir peur de nous. Dites-lui qui nous sommes.
— Je le lui ai déjà dit.
— Nous fera-t-elle également confiance ?
— Vous avez sauvé mon frère, fit Natoma.
— Et il nous a sauvés.
— Alors, je dois… Non. Je vous fais confiance.
— C’est une brave femme, Curzon. Et courageuse. Nous savons maintenant à quel point notre aspect choque les gens. Vous allez partir d’ici, maintenant. Tous les trois. Nous allons dresser un bûcher derrière cette tente, et vous ne devez pas voir ça.
— C’est le Rajah que vous avez là ?
— Oui. Sa charogne n’est pas digne du compost. Nous allons la brûler.
— Pourquoi ici ?
— Nous nous installons ici. Nous prenons la relève de Séquoia ; sa maison aussi. Avec la permission de sa sœur ?
— Vous l’avez, déclara Natoma.
— Alors, laissez-nous, s’il vous plaît. Nous avons beaucoup à faire ici, et encore plus pour diriger l’Extro. Pour cela, il nous faut de la solitude.
— De la solitude ? Vous n’allez pas travailler au Centre ?
— Inutile. Nous pouvons diriger l’Extro de n’importe quel endroit sur notre longueur d’onde. Nous l’avons programmé pour qu’il réagisse à notre valence électronique.
— Mais vous allez être Dieu en personne !
— Non. Dieu n’est ni un homme ni une femme.
— Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Dieu est un Ami.
Ce ne fut pas commode pour M. et Mme Edward Curzon de faire entrer le petit frère dans un autre pogo, et ce fut encore pire de lui faire prendre le linéaire qui conduisait à la réserve du lac Erié. C’étaient des Shoshoni qui étaient de garde à l’entrée. Ils nous donnèrent un coup de main sans poser de questions, ce pourquoi je leur décernai mentalement un bon point. Nous gagnâmes en hélico le wigwam en marbre, transportâmes Séquoia à l’intérieur et l’étendîmes sur un canapé. Il mouilla le canapé. Mama l’examina et commença à sangloter en cherokee. Les gosses accoururent, ouvrant des yeux ébahis. Mama aboya un ordre. Ils détalèrent et quelques instants plus tard apparut le Sachem. Il s’approcha de son fils.
— À toi de faire, dis-je à Natoma. Explique-leur. Donne-leur tous les détails qu’ils seront capables de comprendre, mais ce n’est pas la peine de leur expliquer ce que c’est qu’un Homol, à mon avis. Je crois que ce serait trop pour eux.
Je sortis. Je marchai jusqu’au petit mur contre lequel nous nous étions adossés, Séquoia et moi, il y avait si longtemps, et je laissai les rayons du soleil me réchauffer un peu. Deux heures plus tard, Natoma sortit du wigwam, me chercha des yeux, me trouva et vint s’asseoir à côté de moi. Elle paraissait déçue et déprimée. Je ne lui dis rien.
Au bout d’un moment, elle parla :
— Je leur ai expliqué.
— Je savais que tu t’en tirerais. Qu’est-ce que tu leur as dit ?
— Que mon frère et toi vous aviez fait des recherches scientifiques avec un ordinateur et qu’il y avait eu un accident.
— Pas si loin de la vérité. Et comment ont-ils pris la chose ?
— Pas tellement bien.
— Je les comprends. Leur fils si brillant, si intelligent. Je leur souhaite de vivre assez longtemps pour le voir redevenir ce qu’il était avant.
— Mon père dit que cela ne se serait jamais produit s’il ne t’avait pas rencontré.
— Je ne pouvais pas prévoir que ça finirait ainsi. Franchement, comment aurais-je pu le savoir ?
— Il dit que tu lui as pris son fils.
Je soupirai.
— Il dit qu’il faut que tu le remplaces.
— Hein ?
— Tu devras être son fils.
— De quelle manière ?
— Ici.
— Dans la réserve ?
— Oui. Ici. Au lac Erié. Tu ne devras jamais le quitter.
— Dio !
— Et Séquoia sera ton fils. Tu devras l’élever et l’aider à redevenir ce qu’il était.
— Mais ça signifie des années de ma vie.
— Oui.
— C’est un drôle de sacrifice.
— Oui. Mais as-tu pensé au mien ?
— Le tien ?
— Il faudra que je redevienne une squaw.
— Pas à mes yeux. Jamais.
— Mais à ceux de mon peuple, oui.
— Écoute, chérie. Il est en bonnes mains. Nous pouvons filer au Brésil, Cérès, dans le Corridor, en Afrique. Tout le système solaire est à nous. Tu n’en as vu qu’une petite partie. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Non, Edward. C’est mon devoir de rester. Mais toi, tu peux partir.
— Te laisser ? Jamais.
— Alors, tu resteras et tu feras ce que dit papa ?
— Oui, je resterai. Bon Dieu, Nato. Tu savais très bien que ça finirait comme ça. Alors, pourquoi tourner autour du pot si longtemps ?
Elle contempla ses orteils.
— Je t’aime pour un millier de raisons, Guig. Mais surtout parce que tu ne m’as jamais déçue. Et tu ne me décevras jamais.
— Jamais.
— Je vais te dire une chose que j’avais promis de ne jamais répéter. Ce sera ta récompense.
— Je n’ai pas besoin de récompense pour avoir fait mon devoir.
— Je savais que tu ne trouverais pas le corps de Fée.
— Tu avais raison.
— Je savais qu’il n’était plus là.
Il me fallut un long moment pour encaisser, mais je ne pigeais toujours pas.
— Je ne comprends pas, dis-je.
— Après sa mort, quand tu souffrais tellement, Jicé est sorti avec toi pour te consoler.
— Je me souviens.
— Borgia et moi, nous sommes allées à la fosse à compost. Je voulais que Fée soit inhumée dans un tombeau particulier, pour te faire plaisir. Mais Borgia n’était pas d’accord. Elle parlait de régénération.
— Quoi ? Les clones de l’ADN ?
— Uu. Elle disait que nous étions arrivées à temps, et elle a emporté le corps de Fée avec elle. Ça a coûté un énorme bakchich.
— Et tu ne m’as jamais rien dit.
— Elle m’a fait jurer de garder le silence. Elle disait qu’elle avait eu de la chance avec Boris, mais que l’opération était tellement aléatoire qu’elle ne voulait pas te donner de faux espoirs. De toute façon, je ne comprenais pas la moitié de ce qu’elle disait à l’époque. Mon XXe n’était pp très bon.
Mon cœur se mit à battre très fort.
— Et ensuite ?
— Elle m’a dit qu’elle m’écrirait pour me tenir au courant.
— Et alors ?
— Elle n’a pas encore donné signe de vie.
— Il y a donc toujours de l’espoir. Mon Dieu ! Je… je ne peux pas te dire à quel point je te suis re… Et dire que je t’ai méchamment accusée de jalousie…
— Je te pardonne si tu me pardonnes.
— Pas question de marché entre nous. C’est tous les deux, à la vie, à la mort.
— Pas tout à fait, dit-elle d’une voix solennelle. Je vieillirai et je mourrai, bien sûr, tandis que tu continueras. C’est cela qui fait le plus de mal. Cela devait torturer Fée, qui n’avait même pas… Mais je sais que tu resteras avec moi jusqu’au bout. Qui d’autre s’occuperait de toi ?
— Nous n’avons pas besoin de penser à ces choses-là pendant un bon bout de temps.
— Tu auras sans doute envie de t’en aller.
— Sans doute, mais je ne le ferai pas.
— Tout le monde croira que je suis ta mère.
— Ou bien une vieille très riche que j’ai épousée pour son fric.
Elle gloussa.
— Pourquoi n’as-tu pas choisi une des dames immortelles ?
— Je suppose que c’est parce que je préfère les êtres humains. Le Groupe n’est pas tellement humain, tu sais.
— Toi, tu l’es.
— Nous avons tout le temps devant nous, à la réserve. Nous prendrons des vacances de temps à autre, j’espère. Nous visiterons le système solaire. Tu changeras peut-être d’idée, pour ce que tu viens de dire.
Elle sourit.
— Je vais prévenir mon père. Rendez-vous dans l’arbre dans une heure.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Il faut que j’aide mama à donner le bain à ton fils et à le langer.