Elle est bien sous sa jolie peau, Carmen. Aérienne. Des années sans jouir, et voilà qu’en quelques heures elle découvre coup sur coup (si l’on peut de la sorte s’exprimer) l’homme le mieux membré de France (après M. Félix) et le roi incontesté de la minette chevrotée. Elle est heureuse ! Sa démission est pour elle une délivrance.
Elle a du blé, elle accompagnera ses deux chevaliers de l’amour en France lorsqu’ils y retourneront. Là-bas, elle passera des semaines à se faire reluire, à prendre des pétées disloqueuses ! Ça va être la grande fête à nœud-nœud ! Les « Erotics Folies » ! Quand elle rentrera en « Argenterie », comme dit Alexandre-Benoît, elle sera devenue une fille experte, une surdouée du radada.
Telle que la voilà partie, elle est insatiable, la jolie bougresse. Comment a-t-elle pu se vouer à la police pendant autant de temps ? Lui consacrer son intelligence, sa volonté, son énergie, ses jours et ses nuits ? Et pendant ce temps, les autres femmes de son âge pinaient comme des bêtes ! Mon Dieu ! Toutes ces tringlées perdues ! Elle s’invitait parfois, les soirs de moniche démangeante, à des parties de médius solitaires ! Tristesse ! De Chopin, d’Olympio ! Désormais, fïnito le finger mouillé ! La chasse au braque est ouverte. Taïaut ! Taïaut !
Radieuse, elle s’assied sur le lit, côté Béru, et, tendrement, effleure sa cage à zob de ses doigts mutins. L’effet est immédiat. Le Gros hisse pavillon. Le cirque Bouglione ! Entrée des gladiateurs ! Quel phénomène ! Un mâle de cette pointure et de ce tempérament, ça ne se lâche pas. Qui sait, peut-être acceptera-t-il de divorcer ? Elle s’imagine Mme Bérourier. Statue équestre du plaisir, campée telle une nouvelle Jeanne d’Arc, sur le phallus palefroi de l’Incomparable.
Justement, il se réveille. Ses yeux couleur de soleil couchant se dépâtent.
Il soupire :
— ’ sont partis ?
— Oui.
— Qu’est-ce y v’laient ?
— C’étaient Mme del Panar et son fils.
— Mme del Panar ?
— La mère de la victime.
— Ah ! moui.
— Elle m’est recommandée par le ministre de l’Intérieur.
— Qu’est-ce ell’ t’veuille ?
— Elle assure qu’il est impossible que sa Conchita ait pu amener un homme dans sa chambre. C’était une fille pieuse, d’une haute moralité ! Elle prétend que la police et les médias ont entaché sa mémoire en prétendant qu’elle a été assassinée par un amant de rencontre ! En somme, tout cela va dans notre sens. Maintenant il est temps d’aller devant la prison, au rendez-vous de maître Verluza.
Ils laissent roupiller Pinaud, dont la moustache est encore irisée par sa délicate prestation.
Le jeune ténor du barreau les attend au volant de sa Ferrari. Il fume un énorme cigare (il fumait le même déjà lorsqu’il appartenait au Barreau de Chèze). Il sort de sa tire en souplesse. Elégant, racé, le sourire badin.
Carmen baisse sa vitre.
— Alors, maître ?
— Mon client est catégorique : il affirme que la victime n’est pas la fille qui l’a dragué ; ça vous paraît possible, madame le directeur ?
— Non, répond-elle, ça me paraît certain. Je vous communiquerai dans la soirée les résultats de ma contre-enquête ; ce sera à vous d’en tirer parti car je quitte la police.
— Vous ! déplore l’avocat.
— Moi ! Je démissionne, mon cher ami !
Il en reste bouche bée ; puis il lui demande :
— Est-il indiscret de vous demander ce que vous comptez faire ?
Carmen Abienjuy lui file un regard qui ferait fondre le mont Blanc.
— Des choses, répond-elle ; des tas de choses, vous verrez.
Et elle lui caresse amitieusement les roustons.
SUITE
Lac immense sous un ciel plombé, presque noir, dans lequel passent des vols de flamants nacrés, de marabouts à aigrette et de poules d’eau. De temps en temps, l’un de ces vols plonge en flèche et s’abat dans les roseaux. Le pampero (le vent de la Pampa) se met à souffler en tempête ; sa violence croît avec une telle furie que la nature semble prendre un coup de folie. En quelques minutes, on dirait qu’il fait nuit.
Béru et Pinaud, travestis en gauchos, se hâtent à travers la campagne humide. Ils en jettent, dans leur tenue folklorique : pantalon bouffant, bottes cirées, éperons étincelants, ceinture ornée de pièces de monnaie, veste courte, chapeau à large bord rond muni d’une jugulaire. Ils avancent en direction du casco de estancia dont la toiture se découpe sur la ligne d’horizon parfaitement plate.
Soudain, ils perçoivent un grondement sourd qui s’amplifie. Ils se retournent et voient le plus gros taureau de leur vie qui les charge comme un fou en fumant des naseaux. Ils regardent autour d’eux. Tout est plat, sans arbre ni abri protecteur.
Le monstre n’est plus qu’à cinquante mètres.
— Quelle mort imbécile ! lamente la Pine. Nous n’aurions jamais dû franchir cette clôture pour couper à travers prés.
— Arrête-toi ! intime Béru.
Courageux, il se campe devant son ami, les mains sur les hanches, attendant la charge. La force aveugle semble accroître son allure. Elle n’est plus qu’à une douzaine de mètres du tandem. Alors Bérurier hurle. Il hurle comme il ne l’a jamais fait encore, lui si gueulard pourtant. Il hurle plus fort que le tonnerre, plus fort que l’océan, plus fort qu’une bataille d’artillerie lourde :
— C’est finii i i i i !
Miracle ! Le taureau décharge (à savoir qu’il s’arrête de foncer pour reculer). La tête basse, le mufle écumant, il fait voler l’herbage de son sabot furieux.
— On se calme ! lance Béru avec la même quantité de décibels.
Le fauve s’immobilise, l’air tout con, presque penaud.
Alexandre-Benoît tend le bras vers les confins.
— Allez coucher ! sirène-t-il plus fortement encore que précédemment.
Il frappe du pied.
— J’ai dit coucher ! ! ! !
Vaincu, le taureau recule, tout en faisant front. Alors le Gros marche sur lui.
Pas la peine d’ m’regarder comm’ ça, tu m’fais pas peur, boug’ d’ gros veau ! A la niche ! Immédiat’ment !
Il décoche un formide coup de botte dans le museau de la bête. Le taureau mugit de douleur et de protestation. Mais l’Inflexible ne le tient pas quitte et lui vote un second shoot.
— File !
Le taureau fait demi-tour, reçoit un ultime coup de botte dans le prose et s’éloigne en trottinant.
— T’ sais qu’ ça vous encorn’rait, c’te saleté, si on la laiss’rait faire, assure le gaucho d’occase.
Pinuche, blafard, bredouille :
— Personne n’est plus courageux que toi en ce monde, Sandre. J’aurais voulu te voir dans la fosse aux lions, au temps des Romains.
— Ceusse t’été du kif, assure le gladiateur, sans forfanter. J’en eusse fait des descentes de lit ! Faut jamais s’laisser impressionner, César. Çui qui bédole dans son froc a perdu d’avance, l’odeur d’la merde excite l’adversaire.
Et ils continuent leur route.
Bientôt, après qu’ils aient escaladé une seconde barrière barbelée, un cavalier vient à leur avance. Un gaucho aussi. Mais un authentique.
Il leur demande ce qu’ils fabriquent, d’où ils viennent et où ils vont.
Pinuche qui, sans parler l’espagnol a gardé de vacances sur la Costa Brava quelques rudiments de cette langue, réplique que son compagnon et lui-même sont français et qu’ils souhaitent parler au señor Miguel del Panar. Leur voiture est tombée en panne à quelques kilomètres d’ici et ils ont décidé de rallier la demeure du señor del Panar en coupant à travers champs. Le gaucho soulève alors une paire de jumelles qui lui bat la poitrine. Il explique qu’il a suivi l’incident du « toro », qu’il dit « bravo » et, pour souligner son admiration, il brandit un énorme pouce que beaucoup de polissonnes aimeraient se prendre dans le fion.