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Et il entreprend de manger. Il laisse emplir son assiette. Des larmes sinuent sur sa bouille éclairée, au néon. Lorsque la nourriture déborde, il réagit :

— Assez ! Assez, mon monarque ! Quand j’aurai fini ça, j’y r’viendrerai !

Après cette pantagruellie, on passe dans la bibliothèque pour les cigares et les alcools. Mme del Panar demande qu’on l’excuse : sa maternité arrive à son terme et elle doit se ménager.

On se lève comme un seul homme pour lui prendre congé, y compris son béquilleux de mari. Après quoi, on se met à écluser un vieil armagnac, qu’un vieillard maniaque fait venir d’Armagnac (poème).

Il a cinquante ans d’âge et ses vapeurs ensorcellent celui qui les hume. Moment de félicité indicible. Pinaud s’endort dans son fauteuil club. Del Panar et son beauf reparlent de la future agence de publicité up to date. Quant au Gros, malgré l’épaisseur de son cerveau noyé dans l’alcool, il réfléchit. D’autant plus sûrement qu’il pense lentement.

Il se dit quoi ? Tu veux le savoir ?

Quelque chose de ce tonneau :

« Miguel est vioque, estropié mais heureux. Il est immensément riche, marié à une ravissante fille dont il pourrait sans se forcer être le grand-père. Il va être papa, ô joie incommensurable pour un barbon qui tutoie la mort ! Pendant des années et des années, il s’est fait suer avec une épouse culbénite, acariâtre sûrement, rigoriste, imbaisable.

« Il l’a répudiée, l’a envoyée chez Dache, le perruquier des zouaves, avec ses deux rejetons mal ficelés et marqués par leur maman. Il est « délivré ». Il déguste entre ses cannes anglaises ce bonheur tard survenu. Pour cet homme amoindri, chaque seconde est une goutte d’élixir qu’il savoure à la pipette. Et puis drame : sa fille aînée est trucidée dans des circonstances troublantes. Muré dans son égoïsme, il décide de s’en foutre. Il ne veut pas le savoir. Qu’elle soit sortie de ses testicules ne le touche pas. Il a rompu avec son passé. Sa famille, c’est pas « jadis », c’est « maintenant ». Sa vraie descendance est encore dans un beau ventre d’adorable femelle. Les deux premiers ? Des malentendus ! Il les a retranchés de sa vie ! »

Voilà ce qu’il pense, Béru, en des termes plus pittoresques, mais dans les grandes lignes c’est ça ! C’est dire qu’il fait le point de la situation. Avec justesse et pertinence.

Il liche le contenu de son verre ballon. Un verre qui fait songer au ventre de la douce Hildegarde.

Il le caresse doucement, bien qu’il n’éprouve aucune convoitise sexuelle pour une femme enceinte. Elle l’est a un degré qui coupe les envies.

A travers le godet qui fait loupe, il regarde Martin. Il l’a déjà jugé, à cause de sa mise, de sa Ferrari stationnée devant la gentilhommière, de sa légèreté de ton : un oisif. Fils à papa, bien sûr. La famille boche sud-américanisée a dû ramasser un blé monstre dans ces pays toujours neufs pour qui a des idées et de la détermination. Lui, c’est le petit canard… L’enfant terrible. Pédé ? Non, sûrement pas. Il y a en lui une virilité ardente et il doit s’aligner des sœurs à tout berzingue. Il est beau, assez sympa, et malgré cela, Alexandre-Benoît Bérurier ne peut pas le souder. Il ne le « sent » pas. Faut dire qu’il a toujours eu horreur des blancs-becs maniérés et trop sûrs d’eux. Il regrette, Alexandre-Benoît, de ne pas hablar espagnol. Il voudrait poser des questions, analyser les réponses qu’on y ferait. Là, il est muré dans l’incompréhension.

Au bout d’un moment de parlotte, le vieux Miguel dit qu’il va se coucher. Il semble sonné par la fatigue. Est-ce lui qui a mis la belle Hildegarde en cloque ? Si oui, ça va donner quoi, le moujingue ? Bien sûr, Chaplin a fait de beaux enfants à un âge encore plus avancé, mais c’est pas à tous les coups qu’on gagne lorsqu’on a un carat pareil, avec des malfaçons, les neurones qui foirent et des artères plus vieilles que son âge !

Dislocation du cortège. La femme de chambre, mandée, guide Béru et Pinaud titubant de sommeil jusqu’à leurs chambres.

Les deux compères (loriot) se dessapent en bâillant. Pinuche va faire un long pipi prostatique, appuyé d’une main à la cloison dans laquelle est scellé le gogue, l’autre tenant sa vieille bébête exténuée, grise et fripée. Il s’aperçoit que la vénérable demeure, en héritant le confort des temps nouveaux, a perdu en insonorisation. L’aménagement des canalisations forme caisse de résonance. Ainsi, il entend tout ce qui se passe dans la pièce voisine. Il perçoit un toc-toc à la porte. La voix d’Hildegarde demande :

— Qu’est-ce que c’est ?

En espingouin, mais la Pine se fait une traduction grâce à l’intonation. Une voix feutrée répond :

— Martin (se prononce Mârtine).

La seconde femme du sieur del Panar va ouvrir à son frelot.

Une converse débute, à ton mesuré. Alors Mister Gras d’os a une idée. Il court chercher dans la poche de son veston un minuscule magnéto grand comme deux boîtes d’allumettes. Il l’a acheté à Mardel avant de partir, en se disant qu’il pourrait ainsi enregistrer les réponses des gens qu’il questionnerait au cas ils ne parleraient pas français, et qu’ensuite il ferait traduire la bande par Carmen ou Dolorès.

— Qu’est-ce tu maquilles ? bougonne le Gros en écrasant une louise monumentale qui se met à fouetter le charnier mis à jour.

Pinuche ne répond pas. Il faut faire vite. Il branche au max le petit appareil et le dépose, côté micro, face à la pièce contiguë, sur une petite table supportant des affaires de toilette.

Pour ne pas interférer dans l’enregistrement, il se retire sur la pointe des nougats et referme la lourde. Son pote ne l’entend pas de cet intestin.

— Hé ! tu permets, mec, faut qu’j’allasse m’vider la boyasse, j’ai la parillada qui m’chicane !

— On ne doit pas faire le moindre bruit dans la salle de bains ! déclare Pinaud avec détermination.

— J’veuille pas faire d’bruit, le Nain Jaune, juste bédoler un grand coup !

Et une salve d’artillerie ponctue cette affirmation.

— Va ailleurs ! dit péremptoirement le Fossile. Quand tu te mets la tripe à jour, on croit entendre la bande sonore d’Apocalypse Now. Tu vas foutre en l’air mon enregistrement.

La Maugréeur sort de la chambre en bras de limouille, à la recherche de chichemanes de remplacement. Il descend au rez-de-chaussée sans faire craquer les marches. Un léger clair-obscur baigne l’endroit. Ses vents sont de plus en plus violents et dégénèrent en typhons, ses gargouillis d’entrailles deviennent carrément menaçants. Les choses s’enveniment. Le temps presse, la catastrophe est imminente. Les sphincters de Messire Béru lâchent prise. Ça va être la trahison inexorable, la complète déroute.

Il avise une petite porte au fond d’un couloir, se précipite en dégoupillant son bénoche. Il doit tenir encore quatre secondes ! Ça y est, la porte est open. Fatalitas ! Elle ne donne pas sur des gogues mais sur une chambre froide où sont entreposées des denrées périssables : quartiers de bœuf, de veau, agneaux écorchés, dindons, poulets plumés, guirlandes de boudin, et bien d’autres victuailles.

Sur le sol, une immense jatte pleine de crème onctueuse. Tant pis : ce sera là ! Le Gros n’a que le temps de se mettre en position et c’est la débâcle incoercible ! La tornade éperdue ! Son anus vaincu se rend sans condition !

Un moment — un bon moment — plus tard, le gastronome libéré sort de la chambre froide en claquant des dents. Il relourde soigneusement la porte. Malgré l’épaisseur et l’étanchéité de celle-ci, une odeur abominable flotte dans le hall.