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Le Gros lève le pied et, mieux, freine !

Devant eux, au bout de la route, à l’amorce d’un virage, il y a un encombrement : des gens, des tires stoppées en file indienne. Un accide ! Le Mastar colle à la queue.

Comme c’est un énergique, il descend de sa calèche pour aller aux nouvelles. Bientôt, il aperçoit un amas rouge contre un arbre, de l’autre côté de la chaussée.

Pas possible ! La Testa Rossa de Martin ! Il presse le pas. Des gauchos se déchevalent pour venir voir. La sublime bagnole ressemble à une cabine téléphonique britannique qui serait un peu de guingois.

Le spectacle n’a rien de joyce. Pour une cause encore inexpliquée, Martin a perdu le contrôle de son bolide, traversé la route et embugné un arbre. Dans le choc, il est passé à travers le pare-brise et sa belle tête de jeune fou a éclaté contre l’arbre. Il lui manque presque la moitié de la gueule.

Bérurier, qui en a vu d’autres, hoche la tête. Le petit con ! Se goinfrer de vitesse, et puis voilà ce qui arrive !

Il retourne au Fossile, lequel, bien entendu, est déjà en somnolence avancée. Le claquement de la portière fait sursauter Pinuche.

— T’sais quoi ? demande Alexandre-Benoît.

— Quoi, quoi ? demande l’Egaré.

— L’accident.

— Parce que c’est un accident ?

— De toute beauté, mec. Le frangin de la petite mère del Panar vient de se viander comme un prince ! Il d’vait pédaler à corps perdu, l’enfoiré. Tu l’verrerais : un tartare au ketchup !

— Que faisons-nous ? dubitative l’Ancêtre.

— Qu’veux-tu qu’on va faire ? On n’peut pas le ressusciter ! Poursuivons not’ route et laissons les draupers s’occuper d’la sale b’sogne d’ici.

— La petite dame del Panar va avoir du chagrin : elle semble beaucoup aimer son frère.

Ils continuent de deviser jusqu’à ce que la survenance des motards rétablisse une circulation au compte-gouttes. Une ambulance se pointe, et puis un dépanneur.

Les duettistes de la Rousse se remettent à bouffer du ruban.

Trois kilomètres et cinq cents grammes après le lieu de l’accident, ils aperçoivent un homme occupé à faire du stop de l’autre côté de la route. Bien que l’individu souhaite visiblement se rendre dans la direction opposée à celle qu’ils empruntent, le Gravos freine.

— Est-ce qu’tu vois-t-il c’qu’ j’voye ? demande-t-il à son partenaire d’équipée.

Pinaille se désenchiasse le regard.

— Ma parole ! s’exclame-t-il (jadis il s’exclamait « saperlipopette », mais San-Antonio lui a fait remarquer que le mot donnait un coup de vieux à sa conversation), n’est-ce point José, l’intendant de del Panar, qui nous a conduits au château hier ?

— Tout juste, Auguste !

Béru se range sur le bas-côté de la strada, attend que le maigre flot des voitures suiveuses l’ait doublé et hèle le stoppeur !

— Hello, José !

L’homme tressaille, regarde dans la direction du tandem, reconnaît les passagers de la tire américaine et marque un haut-le-corps.

— Qu’est-ce y v’s’arrive ? lance le Mastar.

L’homme traverse la route en courant, sans grand enthousiasme. Il explique comme il peut qu’il était allé chercher des engrais, tôt ce matin à Tapinamba, avec le camion, et que celui-ci est tombé en panne. Il l’a confié à un garagiste et, comme il n’avait plus de bus avant la fin de l’après-midi pour retourner au domaine, il fait du stop. Une première voiture l’a conduit jusqu’ici et il en attend une seconde pour finir le trajet.

— Montez, mec ! enjoint le cher Béru, on peuve pas laisser en rideau un gazier qu’a si gentillement comporté av’c nous la veille !

Demi-tour sur la route peu fréquentée. Pinaud rassemble ses rudiments d’espagnol pour révéler à José l’accident survenu au frère de madame. Le gars est sidéré. Il a la preuve de ce qu’on lui dit en voyant l’épave de la Testa Rossa embarquée par une grue. On a déjà emporté le corps de Martin.

Retour à la gentilhommière.

— On va pas rentrer, déclare le Mammouth. Moi, les séances de chial’rie, très peu, merci ! César, pisque tu braies coureramment l’espanche, conseille à not’ pote d’annoncer la nouvelle avec déménagement à sa p’tite patronne, pas lui décrocher l’guignolet. Faut qu’il cause d’abord à son singe.

Le cher Pinaud s’escrime de son mieux. L’intendant pige plus ou moins, opine en tout cas, et ils se séparent.

Béru reprend le chant altier des Matelassiers ; sa belle âme, saine comme un bol de lait entier, ne s’arrête pas sur des épisodes de la vie tels que l’accident de Martin. Le drame est permanent autour de nous. Notre existence est un miracle, à chaque seconde renouvelé. Il le sait et chacun de ses jours est un hymne de reconnaissance envers son Créateur qui, depuis déjà un bon bout de temps, le maintient sur cette planète emportée dans le système solaire.

Pinuche l’interrompt soudain :

— Sois gentil, Sandre. Quand tu arriveras de nouveau sur les lieux de l’accident, arrête-toi.

— Vouaille ? demande Sa Majesté qui manie assez bien l’anglais.

— Comme ça…

Le Gravos s’emporte (preuve qu’il a de la force !) :

— Visez-moi c’vieux peigne qui m’fait des crachotteries ! Suffise qu’on soye sans l’Antonio et môssieur l’pauv’ trou-de-balle s’ croive le chef ! Y s’paye des grands airs d’avoir l’air ! Un vieux nœud branlant qui n’fait plus l’amour qu’avec sa langue chargée ! Si c’est pas dérasoire, c’fantôme qui se prend pour Jabonde[5] !

Habitué à ce genre d’explosion, César ne s’en formalise pas.

— Je t’ai demandé cela d’instinct, mon Béru. Et je suis le premier troublé, ignorant ce qui provoque en moi cette décision.

Calmé mais non convaincu, le Grognon continue de psalmodier des sarcasmes, voire des injures qui vont en se tempérant.

Ils parviennent à l’endroit du drame, au bout de la ligne droite. Le Dodu ralentit pour se ranger sur le bas-côté, bien avant le virage.

— Merci, dit Pinuchet en quittant le véhicule.

Et le voilà parti pédestrement vers l’arbre fatal.

Bérurier qui boude, s’accagnarde dans son siège, rabat son feutre sur son visage et fait semblant de dormir, lâchant une loufe de temps à autre, manière de combattre sa solitude. Sous le bord gondolé de son feutre, il suit les faits et gestes de Pinaud.

Le Détritus va à l’arbre, l’examine, regarde le sol à son pied, puis se rend au milieu de la chaussée, et enfin sur la droite. Un vieux chien de chasse, tu jurerais. Ses épaules tombantes, son mégot rougeoyant, son futal flottant sur ses maigres montants, ont quelque chose de pitoyable et d’attendrissant qui émeut Bérurier. Tout ressentiment le quitte. Il n’est plus qu’un ami en tendresse. Il est si misérable, le Pinuchard, si improbable. Tel on l’aperçoit, sur cette route, silhouette chétive aux gestes incertains, tel il demeurera dans les souvenirs quand il nous aura quittés.

Le regard globuleux et couleur de rubis du Gros s’humecte. Chère Vieille Pine généreuse, maligne et faussement gâtouillarde…

Le voilà qui se ramène de sa démarche à ressort. Il s’arrête un instant pour rallumer son mégot, repart.

Béru feint de se désintéresser de ses investigations. Il se force à la charognardise, mais c’est pour taquiner la Baderne.

— J’ai découvert quelque chose d’intéressant, déclare César. La lunette arrière de la Ferrari a éclaté au milieu de la route, avant que l’auto ne s’encastre dans l’arbre, ce qui prouve qu’elle a été déroutée par un choc. En y regardant de près, j’ai trouvé, à droite de la chaussée, des écailles de peinture sombre.

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5

Probablement Béru veut-il parler de James Bond.