— Ici, lui dit-il, on s’croirerait un peu à Paname, un peu à Vienne, un peu à London, un peu ailleurs. Mais on s’croirerait pas en Argenterie.
Les avenues et les places avec des arbres « européens », des immeubles en pierre de taille, des gens saboulés comme sur le boulevard des Italoches au printemps.
Mais quand le taxi les dépose au bar La Tour Eiffel, alors là, le quartier les désempare. Rien que des maisons basses, d’un étage, deux au plus, peintes de couleurs vachement criardes, ou plutôt très crues, très franches, comme sorties du tube. Des vert pomme, des jaune souci, des rouge sang, des bleu roi, des marron brillants, des orange orange. Ça crache et c’est d’une beauté étrange, agressive et poétique à la fois. Dans ces rues, c’est plein de peintres en plein air qui ont leurs œuvres accrochées à des murs de toile de sac. Et tu sais ce qu’ils peignent, tous ? Le quartier ! Ce qui fait que tu as, sur des chiées de petits tableaux, la reproduction de ce au milieu de quoi tu déambules. Hyper et surréalisme mêlés. Un cas !
Les façades de ces maisons basses sont creusées de loggias auxquelles on accède par des escaliers de fer rouillé. Des linges sèchent dans ces loggias et ils sont aussi colorés que les façades.
Pinaud cigle le taxi. Béru examine l’entrée du cabaret. Ce dernier est en retrait, au fond d’une impasse. Une maquette en fer de la tour Eiffel est plantée comme un palmier squelettique devant les portes. Elle n’est pas à l’échelle. Ici, la fameuse tour est trop étroite, foutriqueuse et ne possède que deux étages. De la musique argentine sort de la boîte. Tango ! Le vrai tango argentin n’a rien de commun avec celui de nos bals musette : il est plus langoureux et syncopé. Il te râpe l’âme.
Ils entrent. L’endroit est bas de plaftard, enfumé, y compris quand il est vide comme présentement. Ses murs sont tapissés des mêmes tableaux qu’on trouve dans les rues. Il y a une petite estrade avec des sièges pour les musicos. Au fond, un immense poster jauni de Charles Gardès, dit Carlos Gardel, ce Toulousain, mort à 45 ans, qui a popularisé le tango dans le monde entier. La taule — sans doute à cause des nombreux tableaux — fait rendez-vous d’artistes. A l’opposé de l’estrade, se trouve un long comptoir de bois épais ; au-delà, des rayonnages pour les bouteilles auxquels sont punaisées des cartes postales qui toutes représentent la tour Eiffel.
Une grosse femme molle et fondante, portant une chevelure rousse exubérante pareille à une charretée de foin, fume un cigare en lisant le journal. Son corsage de satin rouge, hypergonflé, trouble illico Alexandre-Benoît, car il est largement déboutonné, pour éviter la surcompression. La barmaid frise la quarantaine. Elle est maquillée à la truelle et a trop forcé sur le vert autour des yeux.
Les Pieds-Nickelés (moins un) s’acheminent jusqu’au rade, s’y accoudent.
— Qu’est-ce tu vas-t-il écluser, l’Ancêtre ? questionne Béru.
La femme qui était demeurée impavide, abat brusquement son journal.
— Des Frenchies ! s’exclame-t-elle avec l’accent de Belleville.
Et elle se met à contempler les deux extraterrestres avec un intérêt qu’ils sont loin de justifier.
— V’s’êtes d’Pantruche, ma jolie ? s’extasie le Gros.
— Rue du Télégraphe !
— Et comment s’fait-il-t-il qu’vous habitassiez Bono Zair ?
— Un roman d’amour ! ricane la grosse femme en exhalant un nuage de fumaga. J’étais maquée avec un malfrat d’ici qui a voulu revenir dans son bled. Il se croyait plus malin que les autres parce qu’il avait fait ses classes à Paris. Peut-être que c’était vrai. Mais « les autres » avaient horreur des mecs plus malins qu’eux. Ils l’ont aligné d’un coup de sacagne, une nuit. Comme je possédais un magot, j’ai ouvert cette taule. Je me défends vaille que vaille. Voilà mon curriculum à chaud, les gars. Et vous ? Touristes ?
— Nous aussi, on est laguche biscotte une love story, assure le Flamboyant, mais é s’rait plus longue à raconter qu’la vôt’. Qu’est-ce on lich’trogne pour fêter not’ rencontre, ma jolie ?
Elle sourit :
— Oh ! moi, je suis fidèle à ma potion magique : une mominette avec juste un glaçon.
— Pour moi, un coup de jaja, décide le Gros. Et toi, la Pine ?
— Pas d’alcool, la nourriture d’ici est trop riche et me détraque.
— Buvez le yerba maté, c’est la boisson nationale de ce pays.
— Je vais goûter, accepte César.
Chacun étant pourvu, ils commencent à picoler avec entrain, comme tous les exilés quand ils se rencontrent et se mettent à évoquer l’amère patrie.
Doucettement, y a du spleen qui monte en volutes, kif la fumée du cigarillo.
Au troisième gorgeon, Béru entre dans les chapitres indiscrets :
— Et ton julot, Marinette, t’as trouvé à l’remplacer ?
— J’ai pas voulu : je préfère me payer des extras quand ça s’énerve de trop dans ma culotte.
— Ils sont conv’nab’ment chibrés, les Argentiers ?
— C’est comme partout : t’as les nantis et les freluquets. Mais pour ce qui est d’s’embourber une belle queue, j’ai plus eu mon taf d’puis la France.
— Comme quoive faut pas désespérer, ma gosse, glousse Béru.
Elle sourcille :
— Pourquoi tu dis ça, beau blond ?
— J’dis ça biscotte c’est la Providence qui m’a placé sur ta route, ma Loute. T’es en train d’causer au plus gros chibre de l’exact-gone, après l’ gourdin à m’sieur Félisque, un ami professeur. Mais d’sa part, c’t’une infirmité.
— Tu t’vanterais pas, l’ami ?
Pinaud juge opportun d’apporter sa caution :
— Il est au-dessous de la vérité, madame Marinette. Il possède un pénis de quarante centimètres.
— Faut aller chez les nègres pour trouver plus long, certifie Béru.
— Tu m’amorces, gros cochon ! Je demande à voir.
— Y a rien d’secret, ma p’tite Marilou. Si tu permetasses qu’je passe derrière ton zinc just’ m’faire un brin d’santé en matant ton entre-deux Renaissance…
Il va rejoindre la taulière et déclare :
— Tourne-toi vers moi et ouv’ tes cannes qu’ j’aperçusse la Baie des Anges ; j’ai b’soin d’un p’tit coup d’fouet d’ décarrade.
En souriant, elle donne satisfaction au gros. Elle fait mieux encore, l’experte femme ! Se saisit d’une lampe électrique dans son tiroir et lui improvise un petit son et lumière sur l’Acropole des plus charmants.
— Pas d’culotte et un porte-jarretelles, balbutie Béru, les dents crochetées, t’es restée quelqu’un de bien !
Pour gagner du temps et ne pas meurtrir son pensionnaire de braguette, il dégrafe son futal, le laisse crouler à ses pieds et fait de même avec son pauvre slip distendu.
— La Marinette est sciée. D’un œil professionnel, elle prend possession de l’académie du Gonflé.
— D’accord, murmure-t-elle ; d’accord, c’est du tout premier choix, de l’exceptionnel, l’outil du mâle hors catégorie. De l’inclassable sur l’échelle des valeurs. Presque du matériel de cirque ! Là, y a pas à tergiverser : c’est THE bite, un point c’est tout ! Même quand je m’expliquais à Pigalle et que je montais des crouilles et des négus, j’ai jamais approché un mortier de ce gabarit. T’as un quart d’heure pour me consacrer une troussée ? Si tu me fourres pas illico presto, maintenant que j’ai vu la bête, je vais tomber malade.
— Te justifilles pas, Marilou, mon Pollux est à dispose. Tu l’ voyes pas av’c un collier et une médaille portant l’blaze d’une propriétaire !
Elle se détabourette et dit au Frileux :