Dans le Salon, c’est la panique. On croit à un attentat terroriste, les visiteurs refluent (et même refluxent) vers les sorties. Peureux, donc charognards, ils se piétinent allégrement. Se bousculent, se tentaculent, se dérobent leurs sacs à main, se glissent des mains aux fesses, jouent les presse-bites, gueulent au secours !
La V 8 satanique a rasé le stand des merguez et des décalitres d’huile bouillante cascadent sur les marches. Elle continue de foncer inexorablement, dépiaute, ce qui n’est pas grave, des tires japonaises qu’était en train de visiter Son Excellence Yamamoto Kékassé, ambassadeur du Japon à Andorre.
Toujours à fond la caisse, le char d’assaut de Pinuche percute une surface vitrée qu’il réduit en miettes et se retrouve sur l’esplanade de la porte de Versailles où il poursuit sa course folle. Il traverse le boulevard Victor, écornant un bus, défonçant un kiosque à journaux, broyant une Fiat Panda, saccageant la terrasse d’une brasserie qu’il franchit de part en part avant d’embugner un galandage séparant la salle des toilettes où un certain Albéric Lenécreux est en train de déféquer en lisant Paris-Turf. Ses pronostics hippiques et ses tribulations intestinales sont ensevelis sous des gravats.
Un silence de cataclysme succède. Puis nos deux amis sortent indemnes du tank.
— T’as compris pourquoive j’te conseillais d’ach’ter c’te chignole ? demande Alexandre-Benoît à son ami. Mate-la, mec : pas une gratignure. T’iras faire ça av’c une voiture française, mon pote ?
Il s’approche du comptoir, nonobstant l’effervescence et lance :
— Deux grands blancs gommés, plize !
Pinuche se pointe, flageoleur.
— On a eu d’la chance, bredouille-t-il.
M. Legay-Ridon, le concessionnaire, arrive, la gueule ensanglantée en hurlant putois.
Béru le biche par la cravtouze.
— Eh ! calmos, l’artisse. V’ d’vreriez nous lécher l’anus, pour la pube dont on vient d’vous faire. V’ vrendez-vous compte qu’tous les journaux vont numérer l’nomb’ de guindes et d’murailles qu’on a disloquées sans qu’ait la moind’ rayure su’ vot’ carriole ! Si j’recevrais pas une forte gratification d’vot’ marque, j’en croirerais pas mes yeux !
Interdit, le chauvasse se rend à l’évidence, entrevoit le parti à tirer de la mésaventure. Il va demander qu’on vienne photographier la voiture perturbatrice dans la brasserie, et puis qu’on reconstitue par l’image sa trajectoire destructrice. Tout le monde va vouloir en acheter une, par ces temps insécurables.
Il hoche la tête, convaincu. Puis, baissant la voix :
— Votre pan de chemise sort de votre pantalon ! confie-t-il.
Le Gravos baisse la tête, avise une étoffe blanche et tire dessus en éclatant de rire.
— C’est pas ma limace, mec, mais la p’tite culotte d’vot’ hôtesse. T’nez, rendez-la la lui ; elle est déchirée, mais p’t’être que bien r’cousue, ell’ pourrera lu faire encore d’ l’usage.
L’autre est vert, du coup.
— La culotte de mon hôtesse ?
— Ouais ! J’peux vous l’confier en camarade : j’y ai filé une p’tite tringlée d’démonstration dans la V 8.
— Mais ! Mais !
— Mais quoive, mon gars ?
— Mlle Latouffe est mon amie !
— Ben j’vous fais mes compliments, rétorque Bérurier sans s’émouvoir. C’t’une p’tite pernicieuse, c’te fille ! J’raffole les gnères qu’ont la babasse comme un’ entrée d’métro. Montrez vot’ pouce. Non, c’est pas vous qu’avez pu lu pratiquer une aire d’ jeu pareille, vous vous payez un’ p’tite affaire de ouistiti ; l’gars qu’a déberlingué mam’zelle, croiliez-moi, y pouvait casser des briques av’c son mandrin ! Mettez un aut’ blanc gommé pour môssieur, garçon, j’sens qu’il a b’soin d’un remontant !
Un peu plus tard, ils arrivent chez Pinaud.
La maîtresse de maison est entre les mains de son masseur, lequel se trouve entre les jambes de sa cliente. Il la besogne les yeux fermés, pas se couper l’envie à cause de sa décrépitude ravalée. C’est un pro, Evariste : masseur-pineur-pour-dames. Les croulantes fortunées se refilent son numéro de bigophe. Ils sont pas mal à sévir sur la place de Paris.
Eux, leur spécialité, c’est l’embrocation avant l’embroquage. Ça leur permet, ces messieurs Bitenfer, de procéder à un état des lieux. Grâce au massage prélavable (comme dit Béru), ils peuvent délimiter les zones praticables et circonscrire celles qui ne sont plus possibles. Telle vieillarde, ils décrètent que « minette », faut plus y songer : trop tari définitivement ; tu perds ta salive pour ballepeau et t’as des haut-le-cœur qui débouchent sur rien. Le pelotage des blagues à tabac, de même, ils déterminent s’il est encore possible la moindre ; mais quand t’as plus que la peau sur la peau, hein ? L’enfournage par l’œil de bronze aussi, c’est délicat, surtout pour la santé de la patiente. Y a des mémés qu’il a fallu hospitaliser d’urgence après un emplâtrage à sec, pour cause d’éclatement des décharnances, voire occlusion intestinale.
La plupart du temps, ça se solde par le calçage classique : grand veneur, à renfort de vaseline ou d’huile d’amandes douces. Quand elles aiment la bouffarde, no problème : le fripon se laisse mâchouiller et déflaque ses produits manufacturés dans la clape à médème. Le danger, chez les Carabosses du fion, c’est l’étouffement. T’as des asthmatiques qui font des collapsus, consécutivement. Alors, en fin de compte, le masseur-pineur-de-dames, il préfère tirer à la papa, en se racontant la Belle au Bois dormant version non expurgée. Les ancêtres, elles sont toutes joyces de la bonne troussée réconfortante. Ça réchauffe leurs bois morts ; les v’là en rupture de cercueil, à se donner l’illuse de ressembler à Vanessa Paradis. Elles redeviennent héroïnes amoureuses, les pauvres chéries.
Dans le fond, ces bons garçons sont des bienfaiteurs, des dieux de la gérontologie. Bravo ! Qu’ils continuent donc d’amidonner les moulasses fripées de nos vieilles indételeuses. N’y voyons pas scandale, mais charité chrétienne, bien qu’elle soit à but lucratif.
Le vit, c’est la vie !
César aperçoit donc madame sur la table pliante du masseur. Lui, orfèvre, se livre à son boulot avec mesure, au point de calcer sa cliente sans ébranler la table. Le fait que la Pinaudère soit sur cette étroite surface de cuir confère un côté clinique à « la chose ». Il lui triturerait les orteils que ça ferait le même effet aux spectateurs, fussent-ils son époux, si l’on peut dire.
— Ça soulage, hein, mon trognon ? lui lance familièrement Béru.
Et les deux arrivants s’asseyent en bordure de la couche démontable.
Le kinési est un gorille musculeux sous sa blouse blanche. Beaucoup de poils, et des vrais : noirs et frisés serré.
Peu de front, le regard con, l’air appliqué. Il tient de ses fortes paluches le maigre dargeot de la patiente et le va-et-viente. Comme un ustensile ; tu croirais qu’il s’applique un cataplasme de pauvre cul autour de la bitoune. Cette dernière est valable. Diamètre estimable, longueur légèrement supérieure à la moyenne, brune de peau, coussin de crins à la base. Il lime masseur. C’est méthodique, sans passion. Travail honnête.
— Ça va, la santé, Alexandre-Benoît ? demande dame Pinuche d’une voix un tantisoit altérée.