Il se dégrafe, opération si fréquente de sa part qu’il l’accomplit en deux gestes. Le premier vertical (de haut en bas) pour ouvrir la boîte de Pandore ; le second plongeant, tournant et haleur pour dégager de son vivier la superbe truite frétillante.
Le ziffolo de monsieur opère son effet magique. Il a l’habitude, Béru. Il sait. S’abstient de tout triomphalisme exagéré. Il montre la bête, sobrement. Voilà ! Foin de mots inutiles. Regarde et tais-toi !
Elle regarde, se tait.
Mais elle a un frémissement qui va s’intensifiant. Toutes pareilles ! Les voilà captatrices, happeuses, béantes ! Elles EN VEULENT ! Et puis c’est tout ! Ce truc pas croyable qui croise leur route doit faire escale par elles ! La bouche s’ouvre, les mains se tendent.
Le pafosky du Mastar qui léthargeait un peu, compte tenu de sa colère, trahit le maîmaître. Le désir provoque le désir ! Il n’en a cure, le gourdin vivant, des rancœurs béruréennes. Il se dilate à en éclater. La danseuse oublie ce qu’il y a autour, ne voit plus son propriétaire gras et hirsute. Il n’y a que LUI au monde, à cette minute ! Que ce zob de gladiateur ou de pachyderme. Elle s’en saisit en tremblant de bonheur. Le guide ! Incrédule, Béru constate que ses appréhensions étaient vaines, infondées, voire infamantes ! La danseuse qu’il croyait exiguë est tout à fait capable d’accueillir son panais ! Elle le lui coiffe sans barguigner. L’épisode marque aussitôt la fin d’un stupide différend.
Tout en chauffant les turbines, Béru chuchote à l’oreille de sa dernière conquête :
— Là, tu m’cisailles, la môme ! J’tcroivais pas capab’ d’ m’engourdir l’ manche à burnes d’un seul coup ! Les coulisses d’ l’esploit, c’est ta gamelle, técolle ! T’es un fourreau d’ sabre, dans ton genre, Poulette ! Et puis, dis donc, pile ma pointure ! On aurait fait deux essayages avant, ça pouvait pas mieux cadrer ! Au Bodygraphe, chérie ! C’que c’t’agréab d’êt’ chaussé sur m’sure !
« Oh ! et qu’est-ce que je senté-je su’ mes arrières ? Mâme Marinette qui monte en ligne !’ Mâme Marinette qui veut profiter d’la consultance au docteur Béru ! Feuille de rose, siouplaît ! Mazette, rien qu’ça ! On s’mouche pas du coude ! Et la menteuse qui m’furette les roustons, maint’nant ! C’est fête au village ! C’est le quartorze Juliet ! On va allumer les lampions ! Mords-moi pas la poitrine, môme, j’vaye avoir des bleus ! Ah ! dis donc, t’es la vraie enragée, y a pas qu’au tango qu’t’usines !
« Mais qu’est-ce elle cherche à m’bricoler, la Marinette ? Un doigt d’ cour dans l’ fignedé pour faire plus classe ? Si j’m’aurais attendu à ces réjouissances quand j’ai arrivé ! Hé ! oh ! Marilou, tu fourvoies un peu d’trop ! C’t’av’c l’ pouce qu’ tu m’bricoles l’œil d’ bronze ? Mollo, la mère. Une caresse d’amitié, j’dis pas, mais pousse pas les feux, l’oignon, c’est pas mon sacerdoce ! T’entends ce que je…
« Oh ! nom de Dieu, de salaud ! C’est pas la taulière mais l’danseur qui s’ permet des voies d’ fesses su’ ma personne sans autorisation prélavable ! Escuse-moi, la môme, j’te finirerai plus tard ! »
Bérurier bouscule son agresseur, saute du lit et lui place un doublé à la face. Il retient l’intempestif par le gilet, pas qu’il tombe, le pousse sur le palier et, d’un coup de boule entre les carreaux, le propulse dans l’escadrin où le gars exécute un saut périlleux arrière. Il dévale encore quelques ultimes marches et reste immobile.
Sa Majesté regagne la chambre, ivre de fureur.
— Des combines commak, j’intolère ! annonce-t-il à Paquita. La bonne foi d’mon cul a été surprise et c’est grave ! Si tu fais équipe av’c ton pédoque jusqu’ z’au plumard, j’déclare forfait. Ciao, Gras d’os ! Termine-toi à la mano si l’cœur t’en dirait, moi j’ai plus enville.
Il sort, toujours sous pression. En bas, Marinette et un loufiat prodiguent des soins au tangoteur groggy.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Alexandre ? s’inquiète-t-elle.
— Il a raté une marche, répond le Gros en enjambant sa victime.
— Tu as vu dans quel état il est ? Il va lui falloir plusieurs jours avant de pouvoir retravailler ! Ma clientèle va salement renauder !
— J’viendrai lu montrer ma bite pour lu faire prendre patience ! Elle est bien plus chouette qu’un tango.
SUITE
(Épique)
La soirée se prolonge. Marinette annonce que, par suite d’un malaise, Paquito (le partenaire de Paquita) ne pourra accomplir d’autres prestations chorégraphiques ce soir. Murmures de désappointement. Pour calmer les esprits, elle ajoute que Paquita se produira seule. Applaudissements. Excepté quelques tantes, les clients de La Tour Eiffel sont beaucoup là pour la grâce féline de la danseuse.
Cela fait deux plombes qu’Alonzo Gogueno a quitté les lieux, lorsqu’il réapparaît, un léger sourire aux lèvres. Il reprend sa place entre les deux aminches. Pinuche s’est endormi sur la table, le front dans le creux de son coude replié ; son bada est cabossé comme un carton tombé sur une route à grande circulation.
— J’ai les renseignements, annonce-t-il. La voiture est bien devant le bar. Elle appartient à Veronica Trabadjabueno, la fille d’un gros importateur de Buenos Aires. Cette souris a donné et donne encore bien du souci à sa famille. Très jeune, elle a eu des difficultés avec la police : drogue, vols de voitures, et même attaque à main armée d’une banque de province. L’argent et les hautes relations du vieux sont parvenus à lui éviter la prison : on a mis sur le compte d’une déficience nerveuse ce qui est, en réalité, un fort instinct criminel. Elle a effectué plusieurs séjours dans des cliniques spécialisées pour « cacher la merde au chat », comme nous disons en Argentine, mais ses parents vivent dans les transes. Elle passe ses nuits avec des amis douteux, dans des endroits comme celui-ci, claquant un argent fou qui ne provient pas de son père, celui-ci lui ayant coupé les vivres…
Béru donne une tape dans le dos de son confrère argentin. Alonzo en fait une quinte de toux.
— Beau travail, fils. J’voye clair’ment c’dont y s’agite : un’ fille à papa cinoquée. Elle a formé une bande pour d’rire. C’est moins l’oseille qu’ l’aventure qui la fait mouiller. Vise-la, là-bas, avec ses potes : des plombes qu’elle chuchote. Ces criminels amateurs sont les pires. Rien n’les arrête parce quy JOUENT à êt’ des criminels, comprends-tu-t-il, mon p’tit Alonzo ?
— Que comptez-vous faire ? murmure Gogueno.
Alexandre-Benoît branle tu sais qui ? Le chef !
— Ils ont raté l’coche, la nuit dernière, et les v’là excités comme des poux ; alors y complotent pour r’froidir l’gamin d’une aut’ manière. C’s’rait intéressant d’avoir l’magnéto à Pinuche placardé au-dessus d’ leur tab’.
Il produit son effort cérébral le plus intense depuis que l’homme a marché sur la Lune et d’un ton de médium déclare :
— J’voye un’ soluce, mec ! J’voye…
Dévotionneux, Alonzo attend.
— Ces aristos d’merde, poursuit le Gros, faut les coiffer à la brutale. T’sais c’ qu’y craindent, tous ? Les gnons, mon frère ! Les big tartes aux pommes dans la tirelire ! Quand tu leur confectionnes une tronche au carré, là, y s’affalent. C’est des coquins, des rusés, des fortiches, mais des douillets. La douilletterie, v’là leur point faib’, leur étalon d’Achille !
— Vous ne pouvez pas aller les massacrer de but en blanc !
— Non. Faut qu’j’les coinçasse dans un endroit discret.
— Admettons que vous y parveniez, vous ne serez pas en mesure de les contrôler tous ! Car, n’oubliez pas, monsieur l’officier de police, que je n’ai pas le droit d’intervenir. Je suis là à titre préventif, non à titre exécutoire. Protéger le fils del Panar, vous trouver le propriétaire d’une plaque minéralogique, voire des renseignements sur quelqu’un, d’accord. Mais côté action, tant qu’un flagrant délit n’aura pas été enregistré, il ne faut pas y compter, les instructions de la señora directeur sont formelles !