César hoche sa belle tête de gâteux gentil.
— J’admets que j’ai eu de la chance, fait-il. Que va faire Berthe ?
— Rien ! Les draupers de là-bas l’ont consignée à son hôtel, comme si ça s’rait elle qu’aurait tué. Tu t’rends compte si ça fait riche pour l’épouse mariée d’un officier d’police français ?
— Il faut la tirer de ce pétrin ! affirme le charitable Pinuche. On va prévenir San-Antonio.
— San-Antonio mon nœud ! Il est en voiliage d’amour en Inde, av’c Marie-Marie. Ça les a r’pris, la tendresse. Ils font des éclipses, mais un jour, fatal’ment, y s’marieront !
— Bon, alors allons voir le Vieux pour lui demander d’intervenir auprès des autorités argentines, qu’elles laissent rentrer Berthe !
Béru donne du talon sur le tapis persan.
— Jamais ! Ses sargasses, j’les supportererais pas ! Tu l’entends d’ici, s’en donner à claire-voie : « Mon cher Bérurier, lorsqu’on a épousé une catin, il faut s’attendre à ce genre de désagréments ! » J’aim’rais mieux qu’ Berthe crevasse dans un cul de fausse contrebasse[1] plutôt qu’ d’aller chialer su’ la crav’touze d’Achille ! Je l’hais, c’mec ! Y s’rait trop content d’m’savoir dans la merde. Faut pas trop donner d’bonheur aux gens, y t’en gardent aucune r’connaissance !
Cette déclaration convainc Pinaud. C’est un psychologue qui sait tout de l’existence, de ses misères. Il opine tristement. Béru se verse un nouveau verre. Il omet le porto, mais avale toujours cul sec, d’une superbe glottée qui rappelle le bruit de siphon d’un lavabo obstrué qu’on vient enfin de déboucher à la ventouse de caoutchouc.
— J’ai une proposition à te faire, Alexandre-Benoît, murmure le Débris d’une voix rêvasseuse.
— On accepte les dons en nature ! rétorque le Mastar.
César rallume son mégot à la flamme torche de son éternel briquet de poilu 14–18.
— Nous allons aller en Argentine pour voir les choses d’un peu plus près, dit-il.
Le Gravissimo demeure comme un bouddha avec seulement deux bras (mais quelle bite !).
Au bout d’un peu, il objecte :
— C’est bien joli, mais faut payer le voiliage !
— Je prends tout à ma charge.
— J’peux pas accepter, Pinuche. C’est pas pa’ce que j’ai marié une pute qu’ ses conneries t’incombent !
— Berthe n’est pas une méchante femme, assure le Débris. Certes, elle possède un tempérament de braise, sinon tu n’as rien à lui reprocher. Et si tu fais ton examen de conscience, Gros, tu dois convenir que toi aussi tu es faible du côté de la chair. Si vous faisiez un concours de baise, ta femme et toi, je suis sûr que tu décrocherais la timbale !
Sa Majesté sourit fièrement.
— Je dois conviendre qu’effectiv’ment en effet, j’donne pas ma part aux chiens pour c’qu’est du cul ! Moive, un trou av’c d’la chaleur, j’résiste pas, surtout quand y a du poil autour.
Il s’approche de son ami, se penche et l’embrasse sur les yeux, malgré que ceux-ci fussent chassieux.
— Tu voyes, César, murmure-t-il, t’es vieux, t’es moche, tu pues d’la gueule, t’as pas une grosse queue et tu bandes mou, mais si j’s’rais été une femme, j’m’serais donnée à un homme comm’ toi. T’es bon à en dégueuler dans les pots d’fleurs, mec. L’abbé Pierre, c’t’un vieux voyou à vous comparer ! J’t’l’prédis en grande pompe : tu s’ras canoné saint, un jour. T’auras ton estatue dans les églises et on t’f’ra brûler des cierges contre. J’accepte ta propose. Pour m’reconnaît’, je t’offrirerai la montre d’mon vieux, av’c la chaîne ! Or dix-huit carats !
— Mais non, penses-tu ! proteste Pinaud. C’est un souvenir de famille !
— C’est vrai, convient Béru, alors je t’offrirai la grosse coquille, de famille également, qu’on voit d’dans une vue de la Prom’nade des Anglais et dont on a marqué d’sus « Souvenir de Nice ». Une vraie œuv’ d’art qui vaudrerait un’ fortune chez un antiquitaire.
Il torche ses larmes avec sa manche.
— C’est inestimab’ d’avoir des aminches, assure-t-il. Si j’aurais pas la foi, j’croiverais en Dieu d’c’que tu viens d’faire !
SUITE
Bon. Alors ils font escale à Dakar, ce qui les réveille. Par les portes béantes du zinc une chaleur moite lutte contre la climatisation de l’appareil. S’y mêle la puissante odeur du kérosène. Une équipe de Noirs nonchalants vient faire le ménage. Pinuche qui, décidément, se montre princier, a pris des first. Les deux compères se pavanent. Béru a posé ses groles et chaussé les pantoufles proposées par Air France. Il a également confié son veston à l’hôtesse, non sans y avoir prélevé son portefeuille. Par contre, il a conservé son bitos, because l’aérateur qui balance dru. Il loufe à tout berzingue et le compartiment des first sent un peu la caserne qu’on vidange. Il est minuit et des. La chef hôtesse a annoncé, avant l’escale, qu’un repas serait servi par l’équipe suivante. Ça rend Béru très joyce, cette perspective. Il proclame qu’il va aller « faire un peu de place » en prévision du réveillon promis par la compagnie.
Pinaud se rendort.
Quarante minutes plus tard, on redécolle.
En l’air ! En l’air ! Tout l’monde aviateur ! comme criaient les forains de la Foire du Trône, jadis.
César se réveille. Il a un coup d’adrénaline en constatant que le siège voisin est vide. Par contre, les croquenots de son pote sont toujours sur le Plancher. Il veut se dresser, mais il a omis de détacher sa ceinture et la sangle lui cisaille l’estomac. Il retombe sur son cul maigrichon, le souffle coupé.
L’appareil navigue dans le velours bleuté de la nuit. A douze mille mètres d’altitude, elle est tellement plus belle que sur terre ! T’es en contact avec les étoiles et la lune te semble moins conne. Les hôtesses se radinent avec leur fourbi à roulettes pour le bouffement promis. Y a des odeurs et des grésillements légers dans la cabine.
Le pauvre Pinaud esseulé se masse la poitrine. Il possède un poitrail de poulet biafrais. Il fait sauter la boucle de sa ceinture, se cramponne au dossier dressé devant lui et parvient à se soulever. Une grande rassurance l’inonde d’un bonheur simple et vrai. Son pote n’est pas descendu à Dakar. Il est bien là, en chair et en graisse. Assis à l’avant gauche auprès d’une dame que, pardon, oh ! la la ! gaffe aux châsses, mettez vos lunettes de soleil ! Elle doit tutoyer la cinquantaine, mais sans dommage, avec brio ! Les cheveux bruns, coupés court, avec de légères mèches bleutées. Le teint bronzé, la bouche écarlate. Il voit pas ses yeux, mais les suppose sensass. Elle porte un ensemble de cuir noir, un chemisier du même rouge que sa bouche. La veste déboutonnée laisse s’épanouir une poitrine mesurée et ferme.
Pinuche sourit autour de son mégot éteint. Incorrigible, le Mastar. Dès qu’il y a de la chair dans les parages, faut qu’il se lance à l’assaut. La Vieillasse se risque d’un pas dans la travée. Il voit une main du Gravos entre les jambes cuivrées de la passagère, l’autre entoure sa nuque et le bout de ses francforts caressent le corsage. Bien parti ! Il va pas se la faire en avion ! Un jour, au cours d’un voyage lointain, il a calcé une vieillarde pendant le vol et, de saisissement, la Carabosse a défunté. Heureusement, l’arrivée de la tortore va lui calmer les ardeurs.
Fectivement, les plateaux repas galvanisent Alexandre-Benoît. Il récupère ses dix doigts pour les consacrer à d’autres joies tout aussi réelles. Le Pinaud rassis se rassied. César n’est pas un bâfreur. Il se contente d’un toast au caviar et d’une demie de Mumm. Un oiseau.
Il y a peu de trèpe en first : les temps sont durs. Outre la « dame du gros » et les deux compères, ne s’y trouvent qu’un très vieil homme du type indien, chenu, de noir vêtu et portant une espèce de chéchia noire, et un tennisman en renom avec sa « fiancée ». Pinaud a vu le sportif à la télé, mais ne se rappelle plus son blaze. Ils ont un petit chien avec eux, une horreur enrubannée qui, de temps à autre, lorsque les hôtesses s’activent au-dessus de ses maîtres, se met à japper.