Les minutes s’écoulent et c’est toujours la même reptation déprimante dans l’obscurité. J’ai l’impression de me balader dans l’intestin d’un nègre. Je presse le mouvement. Enfin quoi ! il aboutit certainement quelque part, ce conduit !
Soudain, je sens du mouillé sous mon ventre. Puis l’humidité se précise et devient un ruisselet qui grossit rapidement. Je suis obligé de relever la tête pour ne pas boire la tasse.
— Bande de vaches ! je grogne.
Car j’ai pigé. Les flics ont ouvert les vannes de la piscine, et c’est une véritable trombe d’eau qui s’engouffre dans la canalisation. Je suis submergé, traîné, noyé. Je suffoque. Je vois du rouge. J’ai le crâne illuminé comme Saint-Pierre de Rome un jour de canonisation.
Je cherche à m’agripper à quelque chose afin de lutter contre le flot qui m’entraîne, mais les parois de la canalisation sont visqueuses comme des anguilles. Je passe un moment abominable dans cette flotte.
Pour essayer de lutter, je fortifie ma haine en pensant de toutes mes forces :
« Les vaches ! Les vaches ! Ils ont buté Sissy ! Ils me noient comme on noie un rat dans sa cage ! Les vaches ! les vaches ! »
Et cette saloperie d’eau me rentre dans le corps, par la bouche, par le nez, par les châsses ! Et mes pognes continuent désespérément de racler le limon de la conduite.
Tout à coup, je m’arrête de vadrouiller dans ce trou d’évier. Ma main gauche s’est agrippée à une barre de fer et la tient solidement. La barre de fer bouge lorsque je remue. J’ouvre les yeux, malgré la brûlure que leur cause la flotte et j’aperçois comme une clarté. Je me dis que la barre en question fait partie d’une grille, et que cette grille est celle d’une autre canalisation qui forme un affluent de la première. Je m’arcboute et, dans un effort terrible, je soulève la grille avec ma nuque.
Pendant quelques instants, il se fait dans ma tête un remue-ménage sans nom. Il me semble que j’ai les chutes du Niagara dans le caberlot. Enfin le ronflement se dissipe et je m’ébroue. J’ai le buste dans un grand jardin et c’est bien une rigole de ciment qui aboutit à la grille. Je me hisse hors de mon tuyau et je repousse la grille.
Autour de moi c’est le silence. Un silence épais comme du miel.
Je me traîne sous un arbuste proche et je me donne un moment de répit pour reprendre mon souffle et mes esprits. Je suffoque. Il doit y avoir suffisamment de flotte dans ma carcasse pour mettre à l’eau un paquebot.
Je me sens lourd et spongieux.
M’est avis que les flics ont dû se rancarder sur l’issue de la canalisation et qu’ils y sont cavalés après avoir ordonné au jardinier de l’autre propriété d’ouvrir les vannes.
Le jardinier doit certainement ignorer ce minuscule embranchement. Conclusion, j’ai un petit peu de temps devant moi car ils ne le découvriront que plus tard, lorsqu’ils sonderont le conduit.
Je me lève et arnouche le bled. Je suis toujours dans le bath quartier, à en juger par la carrée qui se dresse au fond du jardin. C’est de la pierre de taille garantie sur facture !
Le jardin est fleuri comme la loge d’une vedette. Un jet d’eau tourne gentiment au-dessus d’une pelouse. Tout ça est calme, rassurant, et vous donne envie de mordre un fameux coup dans une nouvelle portion de liberté.
Je rampe au milieu des fleurs. L’essentiel est de ne pas me faire remarquer par les occupants de la boîte, car ma mise ne leur inspirerait pas confiance. Je me dirige vers la sortie, mais elle n’est pas de ce côté-ci, la sortie. En fait, je ne sais pas du tout où elle peut se trouver !
Sur l’autre façade, probable.
Je longe le mur. Parvenu à l’extrémité du parterre, je m’aperçois que pour m’évacuer du jardin, je dois traverser une terrasse grande comme un vélodrome, sur laquelle des gens boivent des trucs glacés, bien installés sous des parasols tangos.
Je suis blousé. Il va falloir que je stationne encore dans les bégonias… Moi, l’odeur des fleurs me porte au bol. Je suis bucolique au cinéma seulement, et encore, à condition d’avoir à portée de la main une belle mousmée à la jarretelle extensible.
Je décide néanmoins de faire le mort et de voir venir. Ce que je vois venir me fait dresser les cheveux sur le dôme, malgré qu’ils soient mouillés.
Chapitre V
Arrivant de l’autre extrémité de la terrasse, j’aperçois un larbin en grande tenue qui tient en laisse deux plantureux molosses. Ces clebs donneraient des cauchemars à une nichée de panthères noires ! Ils ont des croquants gros comme des sucettes et des babines noires dégoulinantes de bave. Le valeton va les balader un peu dans le jardin, ces chéris, et il est probable qu’il ne leur faudra pas deux secondes pour me renifler ! Si jamais ils lui échappent, ce qui restera de moi après qu’ils auront fait joujou sera impropre à la consommation des corbeaux.
Je mets le cap sur la gauche, où j’ai cru apercevoir une petite porte, puis, une fois près de la cambuse, je me lève et je cours en rasant la façade.
Par bonheur, la petite lourde en question n’est pas fermée à clé. Elle ne donne pas non plus sur une salle de bal, mais sur un étroit couloir.
Je la referme. Intérieurement elle est munie d’un verrou gros comme ma cuisse. Je le tire. Je voudrais pouvoir mettre l’océan Pacifique entre les deux molosses et moi.
Je prête l’oreille. Le seul bruit qui me parvienne est un zonzonnement d’aspirateur, encore est-il assez éloigné. Je m’engage à pas de loup dans le corridor. Je m’arrête devant la première porte que je rencontre, et l’ouvre lentement. J’aperçois une petite pièce blanchie à la chaux, au milieu de laquelle se trouve la chaudière du chauffage central. Au fond se dresse un himalaya de charbon. L’endroit est tout ce qu’il y a de moche pour servir de refuge à un pauvre mec dans ma position. Essayons plus loin !
Partir à la découverte est amusant, sauf, toutefois, lorsqu’on est mouillé comme un rat, qu’on a une paire de menottes à un poignet et que la police d’un État vous recherche. Je sais qu’il suffit d’une rencontre avec la première bonniche venue pour que soient stoppées mes petites vacances. Or, des bonnes dans une maison comme celle-ci, il doit y en avoir presque autant que des flics à un meeting communiste.
Je continue d’avancer prudemment. Ce qui la fout mal, c’est qu’on peut me suivre à la trace, car je laisse derrière moi un ruisselet de flotte. Je parviens devant une autre porte, ouverte celle-ci. Je découvre la personne qui actionne l’aspirateur. Elle est agenouillée et me tourne le dos. C’est une gerce assez vioque qui a une bath armoire à deux portes en guise de dargeot. Ses jupes sont relevées et ce qu’on ne voit pas de son intimité pourrait être masqué par un point d’exclamation.
Bien que je sois sollicité par la beauté du spectacle, je m’éclipse sur la pointe des pieds.
Soudain, un bruit de voix me parvient. Le corridor fait un coude et quelqu’un radine. Quelle gueule ils vont faire, les mecs, en apercevant ce type ruisselant ?
Mieux vaut ne pas le savoir. Un escalier de service s’amorce, à gauche. Je m’y catapulte et je grimpe un étage. Comme je mets les pieds sur la dernière marche, j’entends une gonzesse au ton autoritaire qui se met à rouscailler à cause de la flotte dont j’ai aspergé le couloir. Elle appelle la mère-montgolfière et lui dit qu’au lieu de montrer son cul sous prétexte de passer l’aspirateur elle ferait mieux de cramponner le balai-brosse, because un des clébards s’est oublié.