— Ne vous tourmentez pas, affirme Patelli, il faudrait un tank pour la sortir de là.
— Bien.
— Vous voulez dormir ?
— Non, j’ai du boulot.
Il est de plus en plus médusé.
— Au moins, vous, finit-il par dire, vous ne perdez pas de temps !
— Tu n’aurais pas un revolver d’occasion ?
Il sourit.
— La collection de papa est intacte, l’Ange ! Vous pouvez puiser dedans.
Dans le tiroir d’une commode se trouve un petit arsenal miniature. Bob entretient ces souvenirs de famille amoureusement. C’est graissé comme de l’outillage de précision. Le brave boiteux ne peut jouer au caïd, alors il se console en soignant le matériel de son papa.
Je glisse dans ma fouille un gentil 22 avec un paquet de chargeurs.
— Et maintenant, vieux, je vais te demander un peu de monnaie. Je suis fleur et je peux avoir besoin de fric d’ici que la rançon nous soit payée.
Il soulève le couvercle d’une soupière de porcelaine.
— Allez-y, patron !
S’il y a deux cents dollars, dans la soupière, c’est le bout du monde.
Je chope un biffeton de cinquante.
— Sucrez-vous davantage ! conseille-t-il.
— Laisse. Ça suffit pour mon argent de poche.
— En tout cas, le reste est à votre disposition.
— Merci. Sur ce je me trisse. Fais gaffe à la souris. Je reviendrai dans la nuit… si je reviens !
Une petite pluie fine et serrée tombe, oblique.
Je mets la Ferrari en marche et je fonce sur Chi. Les routes sont truffées de flics. Heureusement ceux-ci ne s’intéressent pas aux bagnoles allant sur la ville, mais seulement à celles qui en sortent.
Je tourne le bouton de la radio. Une gonzesse de Cuba susurre un truc gland, accompagnée par des instruments à cordes. Je cherche les informations.
Le speaker est en train de parler d’une tempête de grêle qui s’est abattue sur la Floride. Ensuite il prend une voix essoufflée pour dire que j’ai allongé la liste de mes méfaits. C’est le jargon dans lequel s’expriment ces bavocheurs de la presse. Ils ont une petite provision d’expressions toutes faites et ils puisent dedans sans se cailler le sang.
En tout cas son laïus m’indique que les condés ont pu reconstituer mes faits et gestes depuis que je leur ai faussé compagnie jusqu’au moment où je suis parti avec Maud. On vient de dénicher le corps du pauvre Dicky et ils en ont conclu hâtivement que, m’ayant découvert dans la maison, il s’est courageusement jeté sur moi et que j’ai eu le dessus. Ils pensent aussi que j’ai kidnappé la poulette, ce qui ne me déplaît pas outre mesure, car cela met les Kerrer dans l’état d’esprit de gens à qui on va demander une rançon.
Je stoppe dans une rue peu passante. La Ferrari se remarque comme une clé à molette dans un gâteau de semoule et si je continue à faire mon crack au volant de cet engin je n’irai pas loin.
J’allume ses feux de position, afin qu’elle n’attire pas trop vite l’attention d’un poulet, puis je me dirige vers le centre. À l’angle de Michigan Boulevard, je prends un taxi et me fais conduire au Relais de Frisco.
Si vous êtes né à Chi ou bien même si vous y êtes seulement demeuré quelques mois, vous devez connaître Le Relais de Frisco.
C’est cette grande maison qui s’élève au bord du lac, à gauche des docks. Le rez-de-chaussée se compose d’une boîte de nuit qui passe pour l’une des plus belles de la ville, le premier abrite des salles de jeu et le second forme le quartier général de Bessman.
C’est la boîte de l’Autrichien. Bessman tient la moitié de Chi sous sa coupe. C’est un sacré mec qui a plus d’envergure qu’un albatros. Il s’occupe de tout, on le rencontre partout où il y a du pognon à engranger et il s’entend avec les flics comme un saoulot s’entend avec un flacon de rye. Centanaro a eu la preuve qu’il avait organisé tout le cirque de chez Little Joly uniquement pour me faire arquincher ; c’est un genre de chose que je ne pardonne pas facilement. C’est pourquoi j’ai décidé, toute affaire cessante, d’avoir une petite explication avec lui.
Je règle le taxi en prenant soin de tenir ma physionomie dans l’ombre. Puis je m’engage dans la ruelle voisine de la boîte où je sais qu’aboutit l’échelle d’incendie.
Escalader les deux étages est un amusement.
Au lieu d’emprunter la petite porte d’accès de la plate-forme, je préfère suivre la corniche car je connais trop mon Bessman pour ne pas savoir que, chez lui, toutes les issues sont surveillées comme le lait sur le feu.
Tout en me plaquant de mon mieux contre le mur, je contourne la façade. À quelques mètres de l’angle, se trouve un balcon. J’enjambe la balustrade et je m’accroupis pour prendre un peu le vent. La pièce sur laquelle donne le balcon est plongée dans l’obscurité.
J’essaie d’ouvrir la porte-fenêtre à la française mais elle est fermée. Je regrette de n’avoir pas sur moi un diamant de vitrier. Mais je m’aperçois, après avoir examiné de près cette porte-fenêtre, que le mastic cernant les carreaux est vieux comme ma grand-mère et qu’il s’effrite lorsqu’on le gratte.
Je me mets donc au boulot.
Chapitre VII
La pièce où je viens de pénétrer sent le moisi et la poussière chaude. À la faible clarté de la lune je repère des rayons chargés de paperasse. On se croirait chez un notaire. Ce doit être le coin où ce fumier de Bessman entrepose ses archives. Ce serait un peu balaise de lâcher une allumette enflammée là-dedans ! Vous parlez d’un chouette brasero, Madame !
Je prête l’oreille : une sourde rumeur monte des étages inférieurs. Les tables de jeu du premier ne doivent pas chômer et il doit y avoir assez de belles poupées pas trop habillées dans la salle du bas pour amuser une compagnie de fusiliers marins.
La porte de la pièce est, bien entendu, fermée à clé, mais je crois vous avoir déjà dit qu’une serrure n’a jamais contrarié outre mesure un type comme moi. Les serrures sont comme les gonzesses ; faut savoir leur parler. Y a la manière de se faire écouter d’elles, et moi je la connais.
J’ouvre la lourde sans bruit, et je débouche sur un étroit couloir couvert d’une moquette si épaisse qu’on a envie d’y passer la tondeuse à gazon. Ce couloir s’embranche dans un autre plus grand, et, juste à l’intersection des deux se trouve un fauteuil de bureau. Le fauteuil donne asile à la plus belle paire de fesses qui se soit jamais posée sur un siège. Cette portion d’humanité appartient à un type dont la maman a certainement fauté avec un hippopotame, un dimanche qu’elle allait donner des gâteaux secs aux animaux du zoo.
Il est un tout petit peu plus petit que la locomotive nouvelle mise en service sur la ligne de Los Angeles, et rien que sa tête ne tiendrait pas dans une lessiveuse. Cette tonne de viande me tourne le dos. C’est un des chourineurs dont aime à s’entourer Bessman. Il surveille les lieux, ce mammouth ! M’est avis qu’il faut montrer patte blanche pour pouvoir déambuler dans la crèche de l’Autrichien.
La montagne de viande émet un bruit qui veut être mélodieux et je me rends compte qu’il siffle. À pas de loup, je m’avance sur lui. Lorsqu’il est à portée de la main, je lui touche le lobe de l’oreille, très doucement, avec le canon de mon feu. Il doit s’imaginer qu’il s’agit d’une bestiole, car il se donne une tape sur la joue. Les cinq saucisses qui lui servent de doigts entrent en contact avec l’acier du revolver. Dans son crâne, les idées n’avancent pas plus vite qu’un enterrement en musique. Avant qu’il ait eu le temps de réaliser ce qui se passe, je lui ai balancé un coup de crosse que tous les sismographes des U.S.A. ont dû enregistrer. Le coup démolirait un troupeau de buffles ; j’ai la stupeur de constater qu’à lui, ça ne lui fait pas plus d’effet que s’il avait reçu sur la tête une fleur en papier. Il se redresse et fait une brusque volte-face. S’il avait eu cette gueule-là en naissant, la sage-femme serait morte de saisissement. Je n’ai jamais rien vu de plus affreux sous un chapeau mou que cette face tuméfiée, au nez écrasé, aux lèvres lippues, aux énormes yeux globuleux, tout injectés de sang.